Commentary on Political Economy

Monday 13 March 2023

Le premier ministre australien, Anthony Albanese, le président américain, Joe Biden, et le premier minstre britannique, Rishi Sunak, à la base navale de Point Loma, à San Diego, en Californie, le 13 mars 2023. STEFAN ROUSSEAU / AP

Un effort industriel immense, un partenariat inédit et une préoccupation commune : la Chine. Dix-huit mois après la constitution de l’alliance Aukus entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie, les dirigeants des trois pays se sont retrouvés, lundi 13 mars, sur la base navale de Point Loma, à San Diego (Californie). Le président américain Joe Biden, le premier ministre australien, Anthony Albanese, et son homologue britannique, Rishi Sunak, ont révélé les étapes d’un plan de développement de sous-marins à propulsion nucléaire et armement conventionnel, qui liera leurs pays à très long terme. « Un jour historique », a salué le premier.


Les trois pays vont notamment s’associer pour fabriquer une nouvelle génération de submersibles d’attaque, baptisés SSN-Aukus. Dès cette année, à des fins de formation, des effectifs australiens seront embarqués dans des sous-marins américains et britanniques, qui feront aussi davantage de rotations en Australie.


A compter du début des années 2030, dès lors que le Congrès américain aura donné son approbation, les Etats-Unis comptent céder à l’Australie trois sous-marins usagés de classe Virginia, « avec la possibilité d’en vendre encore deux si nécessaire », précise le communiqué commun. Un premier défi industriel redoutable. Washington investira 2,4 milliards de dollars (environ 2,2 milliards d’euros) dans ses sites industriels dédiés et 2,2 milliards à la maintenance des submersibles Virginia, entre 2023 et 2027.


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Dans un deuxième temps seulement, Canberra recevra des sous-marins neufs, les SSN-Aukus, reposant sur une conception britannique mais avec des technologies américaines à leur bord. A ce jour, Washington n’a partagé ces équipements qu’avec Londres.


A la fin des années 2030, le Royaume-Uni devra en livrer un premier, de sa fabrication, à Canberra. Il faudra attendre le début des années 2040, dans vingt ans, pour que l’Australie dispose du premier sous-marin entièrement construit sur son sol. « Notre plan accroît les capacités industrielles des trois nations à produire et maintenir des sous-marins à propulsion nucléaire interopérables pour les décennies à venir, étend notre présence sous-marine individuelle et collective dans l’Indo-Pacifique, et contribue à la sécurité et à la stabilité mondiales », affirme le communiqué.


Trois « démocraties maritimes » face à la Chine

Les ambitions sont impressionnantes, mais leur concrétisation réclamera des décennies, suscitant de fortes interrogations sur les capacités industrielles, militaires et financières des trois pays à relever le défi. L’absence de chiffrage commun dans le communiqué officiel et de répartition des engagements entre chaque capitale renforce ce questionnement.


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Derrière le volontarisme affiché se dessine une part importante de risque. Pour l’Australie, le coût total – estimé par Canberra jusqu’à 228 milliards d’euros – et le délai de livraison devraient être de loin supérieurs à ce que prévoyait la vente de douze sous-marins à propulsion diesel par le groupe français Naval Group, sabordée par la création d’Aukus.


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Aukus sort de l’ordinaire à la fois par son format et la méthode employée. L’annonce de sa constitution, en septembre 2021, avait été une surprise, dans la foulée du retrait militaire américain d’Afghanistan. Le communiqué commun ne mentionnait même pas la Chine, alors qu’elle est la préoccupation en partage entre les trois « démocraties maritimes ».


Ses visées sont à la fois opérationnelles et préventives, au-delà des liens resserrés entre alliés. Il s’agit de dissuader la Chine de toute aventure militaire, notamment pour prendre Taïwan de force, en donnant des gages de l’investissement commun dans la région. Mais les analyses pessimistes à Washington évoquent une poignée d’années pour une éventuelle attaque chinoise contre l’île, loin du calendrier Aukus.


Aukus, « un accélérateur technologique »

L’annonce de 2021 avait été suivie par une période de concertations confidentielles pendant dix-huit mois. Les sous-marins destinés à l’Australie ont retenu l’attention. Mais Aukus a une dimension sécuritaire plus large. La coopération doit s’étendre dans le domaine cyber, l’intelligence artificielle, les technologies quantum ou encore les missiles de dernière génération, dits hypersoniques. Comme le soulignait il y a quelques jours Charles Edel, spécialiste de l’Australie, lors d’une conférence du cercle de réflexion Center for Strategic and International Studies (CSIS), Aukus est un « pari ».


« Il est conçu pour transformer les capacités industrielles des trois nations dans la construction navale, il est conçu comme un accélérateur technologique, il est conçu pour changer l’équilibre de pouvoir dans l’Indo-Pacifique et, au final, il est conçu pour changer le modèle de travail des Etats-Unis avec ses alliés les plus proches et la façon dont ils les renforcent. »


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Chaque pays impliqué a des motivations particulières. L’Australie veut constituer une flotte sous-marine moderne. Le Royaume-Uni, largement retiré des affaires du monde depuis le Brexit, focalise son attention sur l’Indo-Pacifique et veut étoffer son armée. L’administration Biden, pour sa part, malgré l’aide massive apportée à l’Ukraine, conserve une priorité majeure : la rivalité systémique avec Pékin.


« Nous nous sommes directement rapprochés de la Chine pour leur expliquer ce qu’est Aukus et ce qu’il n’est pas », a précisé aux journalistes le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, dans l’avion vers la Californie. Alors que les relations bilatérales avec Pékin se sont encore détériorées ces dernières semaines, depuis l’affaire des ballons espions chinois, Washington se sent conforté dans sa stratégie. Dans un même mouvement, la Maison Blanche œuvre à la souveraineté industrielle nationale et intensifie les relations diplomatiques et sécuritaires en Asie.


La course à l’armement s’intensifie dans l’Indo-Pacifique

Aukus correspond aussi à un format d’alliance typique de l’époque, justifié par la paralysie qui frappe de longue date les grandes organisations multilatérales, à l’instar du Conseil de sécurité des Nations unies. Plutôt que de rêver à une revitalisation de ces organisations, les Etats-Unis voient dans Aukus une concrétisation plus agile de leur diplomatie : en petit cercle, avec des alliés proches, dans une logique transactionnelle – garantie de sécurité contre acquisition de matériel stratégique –, face aux aspirations agressives de la Chine dans l’Indo-Pacifique. Jake Sullivan s’est notamment félicité « du partage du fardeau entre nos alliés, comme nous l’avons vu dans la façon dont l’Europe s’est montrée au rendez-vous dans la guerre en Ukraine, ou la façon dont le Japon a renforcé son budget de la défense ».


Constitué avec l’Inde, le Japon et l’Australie, le « Quad » correspond à ce modèle. Cette plate-forme de dialogue, parfois décriée pour l’ambiguïté de ses objectifs et le flou des moyens dédiés, sert aussi pour Washington à s’opposer à la Chine, au nom de l’ordre international basé sur le droit. Ces deux formats différents – Aukus et Quad – sont d’autant plus utiles que l’OTAN, ayant retrouvé sa boussole stratégique avec l’invasion russe en Ukraine, ne se presse guère pour placer la Chine dans son viseur, comme le voulaient les Etats-Unis.


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La contribution à la sécurité et à la stabilité, qu’avancent les trois pays signataires d’Aukus, est sujette à débat. En dehors des critiques chinoises prévisibles, d’autres pays – c’est le cas de la France – s’interrogent sur le risque de prolifération et d’escalade.


Pékin possède une flotte importante de sous-marins (entre 65 et 70), régulièrement renouvelés, dont douze sont à propulsion nucléaire (six SSBN pourvus de missiles balistiques et six SSN dits d’attaque). Dans un rapport publié en novembre 2022, le Pentagone soulignait que ce pays disposait « de la plus grande force marine au monde, avec une force de combat d’approximativement 340 navires et sous-marins ». Face à la Chine, les Etats-Unis et ses alliés prétendent renforcer leurs moyens de dissuasion et de renseignements. Dans les faits, une course à l’armement s’intensifie dans l’Indo-Pacifique, Washington multipliant les partenariats pour accroître l’idée d’un isolement chinois.


Aukus se veut un élève modèle. Mais du point de vue chinois, c’est la confirmation d’une hostilité occidentale. En outre, de nombreux experts, y compris américains, s’inquiètent d’un risque de prolifération des technologies nucléaires. « L’Australie ne produira pas le combustible nucléaire nécessaire pour ces sous-marins », a souligné Joe Biden. Les trois pays mettent en avant leurs échanges nourris avec l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA). En matière de non-prolifération et de désarmement, le bilan de l’administration Biden semble faible à ce jour, même si elle n’est pas responsable de tous les désordres du monde.


Piotr Smolar(Washington, correspondant)

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