Commentary on Political Economy

Tuesday 19 September 2023

 

Crise des opioïdes aux Etats-Unis : « La quatrième vague d’overdoses est sans précédent »

Plus de deux décennies après les premiers décès aux Etats-Unis, une publication analyse le contexte et les évolutions récentes de ce fléau qui touche toutes les catégories de la population. Entretien avec l’épidémiologiste Chelsea Shover, de l’université de Californie à Los Angeles, coautrice de cette étude.


Propos recueillis par Nathaniel Herzberg

Publié hier à 16h58, modifié hier à 17h01 

Temps deLecture 5 min.

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Pierres tombales en carton avec les noms de victimes d’opioïdes à l’extérieur du palais de justice, lors de la faillite de Purdue Pharma, accusé d’avoir promu un médicament antidouleur, à New York, le 9 août 2021. SETH WENIG / AP

Les Etats-Unis s’enfoncent dans la crise des opioïdes. Avec environ 120 000 morts par overdose prévues pour 2023, la vague promet d’atteindre un niveau inédit. Une « quatrième vague », en vérité, souligne l’épidémiologiste Chelsea Shover, de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Dans un article publié jeudi 14 septembre, avec son collègue Joseph Friedman, dans la revue Addiction, elle en analyse les particularités.


Comment caractériser cette quatrième vague ?

Pardon pour cette évidence, mais elle vient après trois autres vagues. La première s’est développée à la fin des années 1990, alimentée par la surprescription et le mésusage d’opioïdes légaux pour traiter des douleurs. A partir de 2010, on a vu une augmentation importante des décès par surdose d’héroïne chez des personnes jusqu’ici dépendantes aux médicaments opiacés. Quelques années plus tard, vers 2013, le fentanyl a commencé à prendre le contrôle de l’offre de drogues illicites, avec, dans une grande partie des Etats-Unis, une nouvelle augmentation du nombre de décès. Enfin, en 2015, nous avons commencé à observer que de plus en plus de décès survenaient dans un contexte d’association de cet opioïde de synthèse et d’autres substances, essentiellement des drogues dites stimulantes, cocaïne et métamphétamine. Celle que nous avons appelée la quatrième vague est sans précédent : en 2015, on constatait environ cinquante mille overdoses mortelles. En 2022, les chiffres dépassent les cent dix mille morts, et sans doute cent vingt mille en 2023.


Pourriez-vous nous rappeler comment cette crise a commencé ?

Par une augmentation massive de la prescription d’opioïdes pour soulager la douleur. Cette pratique a commencé à se répandre dans les années 1990 et au début des années 2000, pour atteindre son apogée dans la décennie 2010. Il y a eu une prise de conscience, les autorités sanitaires ont fait en sorte de limiter les prescriptions. Mais c’était trop tard. La population dépendante était trop importante. Les forces du marché de l’héroïne l’ont compris et la consommation s’est déplacée.


Surconsommer des médicaments légaux ou se fournir en héroïne, ce n’est pas la même chose. Comment les usagers sont-ils passés de l’un à l’autre ?

Pour de nombreux usagers, la surconsommation de médicaments s’appuyait déjà sur des circuits illégaux. Ils utilisaient des antalgiques que d’autres achetaient : la famille, les amis, mais aussi des personnes qui les revendaient sur un marché parallèle. L’héroïne était moins chère, et dans certains cas plus disponible, puisque les conditions de délivrance des ordonnances s’étaient durcies. Le passage de l’un à l’autre, pour des personnes en situation de dépendance et souvent désespérées d’assouvir leur besoin de drogue, s’est fait assez simplement.


Le fentanyl a-t-il changé la donne ?

Oui, et là encore pour des raisons de marché et des raisons pratiques. Le fentanyl est un opioïde comme l’héroïne, mais il est beaucoup plus puissant. Une très petite quantité peut avoir le même effet qu’une quantité beaucoup plus importante d’héroïne. Il est donc plus facile à dissimuler. Il est aussi moins cher car plus simple à fabriquer. Pas besoin de champ de pavot, un petit laboratoire suffit. Il a commencé à faire des victimes aux Etats-Unis en 2013, principalement dans l’est du pays, là où l’héroïne en poudre était le plus répandue. Une partie de ces victimes ont été trompées par la puissance du fentanyl, d’autres ignoraient même qu’il y avait du fentanyl dans l’héroïne qu’ils achetaient.


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Arrive donc cette quatrième vague en 2015, marquée par la polytoxicomanie. Pourquoi ?

La polytoxicomanie a toujours été une pratique courante. Il y a longtemps que les gens consomment de l’héroïne et de la cocaïne en même temps. La consommation conjointe de fentanyl et de stimulant vise essentiellement deux objectifs : d’abord renforcer l’effet du fentanyl, l’allonger ; ensuite, certains usagers de fentanyl finissent par avoir besoin d’un stimulant pour se réveiller ou retrouver de l’énergie. Il y a encore cette croyance assez répandue que la cocaïne ou la métamphétamine peuvent protéger contre les risques d’overdose de fentanyl. C’est totalement faux, mais ça alimente cette polytoxicomanie. Enfin, comme avec l’héroïne, certains achètent de la cocaïne sans savoir qu’il y a du fentanyl dedans et font une overdose.


Comment se fait la répartition entre cocaïne et métamphétamine ?

Ce sont deux drogues assez différentes, en réalité, même si toutes deux sont des stimulants, des « uppers », comme on dit. La cocaïne provient d’une plante et agit rapidement. La métamphétamine est purement synthétique et ses effets peuvent être beaucoup plus longs. Historiquement, la cocaïne a été surtout populaire dans l’est du pays. Elle y reste dominante. Partout ailleurs, la métamphétamine, qui est beaucoup moins chère, domine. Du reste, même sur la Côte est, elle est en progression. La tendance est celle d’un basculement vers les drogues de synthèse.


La crise des opioïdes a commencé comme un fléau de Blancs. Est-ce toujours le cas ?

Lors de la première vague, les communautés blanches ont été touchées de manière disproportionnée, car c’étaient celles qui avaient accès aux médecins, donc aux ordonnances, celles aussi qui étaient visées par l’industrie pharmaceutique. Ce n’étaient pas les seules : les populations natives – amérindiennes ou inuites – étaient également touchées en raison de programmes spécifiques d’accès aux soins. Paradoxalement, les populations noires ont été protégées par le racisme médical : un moindre accès aux soins et une propension, chez les médecins, à moins prendre au sérieux la douleur chez les Noirs. Aujourd’hui, le paysage a bien changé. Le fléau frappe tout le monde. Les taux d’overdoses sont même devenus plus élevés dans les communautés noires. Nous constatons également une augmentation rapide chez les Hispaniques, même si les chiffres restent encore inférieurs.


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Comment appréciez-vous le poids de cette crise dans la société américaine ?

Il est considérable. Le nombre de morts est supérieur à ce que nous avons connu au pic de la crise du sida. Ces overdoses font partie des principales causes de décès dans plusieurs catégories d’âge. Cela contribue à la baisse de l’espérance de vie aux Etats-Unis, un phénomène historique. Le poids économique est lui aussi énorme. Le coût humain et social aussi : des adultes qui meurent précocement, ce sont des jeunes qui grandissent sans leurs parents ou sans leurs proches.


Quels sont les défis spécifiques que cette quatrième vague pose à la société ?

Ils sont d’abord sanitaires. Nous commencions tout juste à comprendre quels types de protocoles fonctionnaient bien pour traiter les toxicomanes au fentanyl par rapport à ceux qui consomment de l’héroïne. Et tout est remis en cause par la prise simultanée de métamphétamine. Par exemple, en cas d’overdose d’opiacés, la naloxone est très efficace. Est-ce aussi vrai avec des stimulants ? Plus largement, notre système de traitement des troubles liés à la toxicomanie s’est concentré sur une seule drogue, qu’il s’agisse des réponses médicamenteuses ou des programmes sociaux. Les lieux capables de fournir des soins de haute qualité pour le fentanyl et les stimulants sont très rares.


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Peut-on envisager une sortie de crise ?

Il est encourageant de constater qu’un grand nombre de personnes très intelligentes et très motivées pour tenter de sauver des vies et de réduire les souffrances travaillent sur le sujet. Mais le nombre de décès augmente chaque année, et la perspective d’un contrôle de cette crise me semble très éloignée. Nous avons beaucoup investi, mais il va falloir investir encore beaucoup plus, et à tous les niveaux. La prévention tertiaire, bien sûr : éviter que les overdoses ne deviennent fatales. Pour cela, il faut rendre la naloxone encore plus disponible, qu’elle conserve son coût très bas et qu’elle puisse être rapidement apportée sur les lieux de chaque overdose. La prévention secondaire, ensuite : essayer d’empêcher les gens de faire une overdose. Cela exige une bonne éducation, notamment en direction des usagers de drogues, et on en est loin. Songez que les bandelettes distribuées pour tester la présence de fentanyl, essentielles pour éviter les prises accidentelles, sont pour la plupart dépourvues de mode d’emploi. C’est un détail, mais ça en dit beaucoup. Enfin, il y a la prévention primaire : s’attaquer aux conditions qui favorisent la consommation de drogue. Cela veut dire donner un toit à tous, un réel accès aux soins, une prise en charge des troubles mentaux. La société américaine n’en prend pas le chemin.

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