Commentary on Political Economy

Thursday 28 September 2023

 



En Russie, l’échec démographique de Poutine

Le déclin continu de la population depuis 1991, qui n’a jamais rattrapé son retard lié aux événements du XXᵉ siècle, est en passe de devenir un enjeu dans la perspective de longs combats en Ukraine. En juillet, le nombre de naissances a été ramené à celui de 1945.

Par Benoît Vitkine(Moscou, correspondant)
Publié aujourd’hui à 05h31, modifié à 16h36 
Temps deLecture 5 min.
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Scène de rue à Sotchi (Russie), le 15 septembre 2023. ALEXANDER ZEMLIANICHENKO / AP
A l’orée d’une guerre qui s’annonce longue, la démographie, au moins autant que l’économie, se révèle pour les deux belligérants, Russie comme Ukraine, un élément déterminant dans leur capacité à tenir sur le long terme. Après avoir parié, dans les premières semaines de son invasion de l’Ukraine, sur les éléments les mieux préparés d’une armée que l’on disait modernisée, Vladimir Poutine a dû s’en remettre à la mobilisation de masse des citoyens – mettant au jour les immenses et anciennes fragilités de la démographie russe.

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Le chef du Kremlin a pourtant placé ce sujet au cœur de ses discours et de son action depuis son arrivée au pouvoir, à la fin de 1999. A grand renfort de coûteuses politiques de soutien aux familles, Vladimir Poutine a fait du renforcement de la démographie une priorité, voire une obsession, avec l’ambition d’enrayer, puis d’inverser, le déclin amorcé en 1991. Il le disait encore dans son discours à la nation en 2020 : « Le destin de la Russie et ses perspectives historiques dépendent d’une chose : combien nous sommes et combien nous serons. »

Malgré l’importance de la question pour les autorités, ou peut-être précisément à cause de cela, les données démographiques russes sont entourées du plus grand flou, et traitées comme un secret d’Etat – y compris celle, basique, de la population globale de la Russie. L’agence statistique Rosstat, qui fait autorité en la matière, estimait celle-ci, au 1er janvier, à 146 447 424 individus. Soit – constat gênant pour M. Poutine – moins qu’en 1999…

Des estimations fantaisistes
Le chiffre de Rosstat inclut la population de Crimée, annexée en 2014 et qui approche 2,5 millions, dont une bonne partie de « migrants » arrivés de Russie. L’agence officielle n’inclut pas, en revanche, les régions annexées de l’Ukraine en septembre 2022 – celles de Donetsk, Louhansk, Zaporijia, Kherson. Cet « oubli » rappelle le caractère éminemment politique de la question. Impossible pour Moscou et les institutions internationales de se mettre d’accord sur ce chiffre élémentaire.

Mais, même en incluant ces régions occupées, leur apport à la démographie globale de la Russie est plus qu’incertain. Non seulement l’armée russe ne tient qu’une partie de ces territoires qu’elle revendique (les villes de Zaporijia et Kherson sont, entre autres, aux mains de Kiev), mais ceux-ci se sont vidés de leur population.

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Si Rosstat n’avance aucune estimation, les commissions électorales se basent sur les données datant de l’époque ukrainienne – ce qui souligne le caractère totalement fantaisiste des chiffres de participation annoncés lors du « pseudoréférendum » de rattachement de septembre 2022 ou des élections locales de septembre 2023.

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Encore plus fantaisistes, les estimations non officielles de la population russe, comme celle du quotidien Komsomolskaïa Pravda, atteignent 154 millions. Le journal se base, par exemple,sur une population de l’oblast de Louhansk évaluée à 4,1 millions, quand le chiffre ukrainien lui-même plafonnait à 1,4 million.

Les habitants de ces territoires sont en tout cas bel et bien traités comme des Russes : dès février 2022, les « républiques populaires » de Donetsk et de Louhansk ont proclamé une mobilisation générale qui a saigné leur population masculine. Depuis l’annexion de septembre 2022, 1,5 million d’habitants des « nouveaux territoires », comme les désigne Moscou, auraient reçu un passeport russe. Le chiffre, invérifiable, apparaît modeste, tant les pressions sont importantes pour pousser les Ukrainiens à abandonner leur nationalité – impliquant, dans certains cas, jusqu’à la perte de titres de propriété.

Départs massifs

Le secret le mieux gardé concerne les pertes de la guerre en Ukraine. Aucun bilan officiel n’a été donné depuis septembre 2022 (5 937 morts), et les estimations varient de 40 000 (sur la seule base des annonces nécrologiques disponibles en source ouverte) à 120 000, chiffre fourni par le renseignement américain.

Un tel nombre de morts a néanmoins un effet limité sur la démographie russe, si l’on compare, par exemple, aux conséquences du Covid-19. A l’époque, les autorités avaient essayé de cacher le bilan humain de la pandémie, mais la Russie a bien enregistré sur la période 2019-2021 une surmortalité d’un million de personnes.

S’agissant des pertes militaires, le réservoir d’hommes est encore immense – bien plus important qu’en Ukraine –, surtout dans les régions pauvres, les plus pourvoyeuses de combattants. Côté russe, le risque est surtout politique, celui de déclencher une deuxième vague de mobilisation, maintes fois démentie jusqu’ici.

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C’est d’ailleurs pour cette raison que les mobilisés devront rester au front « jusqu’à la fin de l’“opération militaire spéciale” », comme l’ont récemment confirmé les députés. Par contraste, les criminels recrutés par Wagner n’ont eu à combattre que six mois pour recouvrer leur liberté.

A plus long terme, l’effet de la guerre devrait surtout se ressentir dans la future pyramide des âges, puisque la guerre éloigne de leur foyer des hommes en âge de procréer. Au mois de juillet, selon les chiffres de Rosstat, 110 500 enfants sont nés en Russie, soit la natalité la plus faible enregistrée pour ce mois depuis au moins 1945. Juin s’était déjà révélé historiquement bas. L’espérance de vie, elle, a augmenté assez nettement durant le règne de M. Poutine (en particulier grâce à un recul de l’alcoolisme), mais pas assez pour enrayer la tendance.

Celle-ci est renforcée par les départs massifs de Russie, qui, eux, ont une influence bien plus directe sur la démographie que les morts au combat. Ils ont eu lieu en deux vagues : dès le début de la guerre, et de manière plus importante après l’annonce de la mobilisation de septembre 2022.

Recours à une main-d’œuvre nord-coréenne

L’estimation la plus consensuelle, établie par le centre de réflexion Re : Russia du politologue Kirill Rogov, oscille entre 800 000 et 900 000 personnes, appartenant aux couches les plus actives et éduquées de la population. Ces départs sont les plus massifs depuis la vague d’émigration de l’année 1920, consécutive à la révolution bolchevique. La question préoccupe d’ailleurs les autorités, comme le montre, entre autres, le probable recours à une main-d’œuvre nord-coréenne, en dépit des sanctions onusiennes contre Pyongyang. Au début de septembre, en amont de la visite en Russie de Kim Jong-un, les autorités ont sondé une centaine de grosses entreprises quant à leurs besoins en la matière.

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Le sujet est aussi le seul à faire l’objet d’une discussion publique, principalement à l’initiative de ceux qui entendent punir les Russes pacifistes qui ont quitté leur pays, au moins provisoirement, et leur rendre la vie impossible. Les propositions sont variées : leur interdire un certain nombre de transactions ; leur faire payer plus d’impôts ; les exclure du travail à distance ; et jusqu’à suivre la voie de la Biélorussie, qui a récemment décidé de ne plus fournir de documents administratifs à ses citoyens à l’étranger… Pour l’heure, les plus radicales de ces propositions sont bloquées par le ministère de l’économie.

Les départs antérieurs à l’invasion de l’Ukraine, notamment s’agissant des spécialistes les plus qualifiés, sont traditionnellement compensés par l’immigration. Celle-ci a toutefois reculé en 2022, avec environ quatre millions d’entrées, mais légèrement, grâce à la bonne tenue du rouble – qui s’est ensuite écroulé en 2023. Les travailleurs étrangers constituent à leur tour un vivier important pour les recruteurs de l’armée, qui n’hésitent pas à utiliser intimidation et contrainte. A cela il faut ajouter les réfugiés d’Ukraine – 3,5 millions seraient entrés en Russie depuis février 2022, selon le FSB, les services de sécurité, qui ne donne pas les chiffres de sortie.

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