Commentary on Political Economy

Saturday 2 September 2023

 




Le consultant Jacques Marceau analyse, dans une tribune au « Monde », la transformation du temps de vacances et de repos en temps de consommation de loisirs, obéissant à la même logique de performance que le temps de travail.

Publié aujourd’hui à 05h30 Temps de Lecture 3 min.

Le débat sur les retraites qui a marqué le premier semestre de cette année aura mis en lumière la relation complexe et souvent conflictuelle que les Français entretiennent avec le travail et, implicitement, la place des loisirs dans leur vie. Un conflit exacerbé par les questionnements sur le sens du travail qui ont émergé à la faveur de la crise du Covid-19 et des dérèglements climatiques.

En effet, dans une société productiviste qui n’a eu de cesse d’élever le niveau de confort et de sécurité de ses citoyens, l’antonyme du travail, c’est-à-dire le repos, s’est mué en loisirs dont l’avantage est d’être un produit de consommation, donc un agent économique. Une mutation qui a conféré aux loisirs un statut d’acquis social parfaitement en ligne avec les fondamentaux de notre société consumériste en tant qu’il participe de sa prospérité.

Le droit au repos est ainsi subrepticement devenu un droit aux loisirs, la retraite apparaissant dorénavant non plus comme la jouissance d’un repos bien mérité, mais « le temps de faire ce que l’on n’a pas eu le temps de faire avant ». Et c’est en faisant de la réduction du temps de travail un marqueur du progrès social que le temps de loisir est devenu lui-même un objet de tensions, soumis aux mêmes injonctions d’efficacité et de performance que le travail : il faut « réussir » ses vacances, en « profiter » et surtout ne rien gâcher. Comme si les vacances étaient le seul moment de vie qui vaille la peine, et l’expression n’est pas anodine, « d’être vécu » !

Asservissement

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la fameuse « valeur travail » ait pris un sacré coup de vieux, y compris auprès de nos élites. D’autant plus que la valeur travail, traditionnellement considérée comme le ciment de la cohésion sociale et d’une unité nationale qui se réalise dans l’effort, se voit aujourd’hui ringardisée, voire entachée du péché de corruption de l’homme et de la nature. Une évolution théorisée par de nombreux philosophes au premier rang desquels André Gorz (1923-2007), l’un des pères de la décroissance qui promeut le principe d’une « civilisation du temps libéré » s’affranchissant de l’asservissement à la valeur du travail.

Cependant, la nature ayant horreur du vide, le loisir n’a pas attendu pour occuper ce temps libéré et, à l’ère du numérique, à le transformer à son tour en asservissement. Se « vider la tête » est ainsi devenu l’injonction propre à ceux que le travail a déjà lessivés : à la perte de temps passé à un travail vide de sens se substitue celle consacrée à des loisirs numériques eux-mêmes vides de sens ou pire, venant vider de leur substance des moments qui auraient pu être de vrais moments de vie : ceux de la découverte et de la rencontre, de l’échange, propices à la sérendipité.

En suscitant chez certains la réflexion, et parfois l’introspection, l’expérience du confinement a remis en lumière la pensée stoïcienne de Blaise Pascal (1623-1662) : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre. » « Demeurer au repos », se reposer dans sa demeure et reprendre la maîtrise de son esprit. « Je pense, donc je suis (…) dans la forteresse de mon esprit », disait Descartes (1596-1650).

Doucereuse virtualité

Face au tragique de la finitude d’une existence dont l’humain jouit du privilège d’avoir conscience, mais dont il ne parvient pas à trouver le sens, la tentation de regarder ailleurs est naturelle. Plutôt que de nous consoler, le divertissement nous occupe et ce qui ressemble à un oxymore est devenu l’attribut d’un monde nouveau où l’écran a remplacé la réalité qui nous entoure. Une réalité devenue trop anxiogène et brutale pour rivaliser avec la doucereuse virtualité que nous offrent les mondes numériques en « faisant diversion », oublier ce qui nous préoccupe, et en tout premier lieu, l’idée de la mort.

Surtout ne plus penser ! Voilà la nouvelle injonction qui nous écarte de la solitude et du silence. Le repos est devenu dangereux parce qu’il ouvre les portes de la créativité, la boîte de Pandore de l’esprit.

Réhabiliter le repos, la contemplation, le silence, le vrai, loin de la profusion de séries des plates-formes de streaming et de la consultation frénétique des réseaux sociaux, à l’écart du divertissement, qu’il soit productif ou pas, est sans doute la meilleure voie pour apaiser notre relation au travail et pour qu’il retrouve sa juste place dans nos vies.

Jacques Marceau est président d’Aromates et cofondateur des Assises sens et travail.

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