Commentary on Political Economy

Wednesday 13 December 2023

 

« Prise en étau entre Trump et Poutine, l’Europe court à la catastrophe, comme les somnambules de 1914 »

Il manque le son, mais l’image parle d’elle-même : dimanche 10 décembre, en marge de la cérémonie d’investiture du président argentin, Javier Milei, deux dirigeants européens sont filmés dans un coin de l’hémicycle du Congrès, lancés dans une discussion visiblement très animée. Ils sont à Buenos Aires, mais c’est de l’avenir de l’Europe qu’il s’agit.

Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a le visage tendu, le regard presque suppliant. Il plaide sa cause, énergiquement mais désespérément. Appuyé contre le mur, Viktor Orban, le premier ministre hongrois, s’explique avec force gestes de la main, mais ne manifeste aucune émotion. A l’œil nu, il campe sur ses positions.

Zelensky qualifiera cette conversation de « très directe ». Il a voyagé deux jours pour l’avoir. C’est pour lui une question de vie ou de mort. En guerre depuis bientôt deux ans pour repousser l’envahisseur russe, son pays est en très mauvaise posture. Son armée est à court d’hommes et de munitions. Les missiles pleuvent sur les villes ukrainiennes. La situation politique se tend, les dissensions apparaissent. Et, surtout, le soutien occidental faiblit. C’est en cela qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort : ce soutien, pour l’Ukraine, est vital.

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Or, dans les démocraties occidentales, en cette fin 2023 le vent tourne. A Washington, où Zelensky va poursuivre son plaidoyer, les sondages accréditent fortement l’hypothèse d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche dans treize mois. Le vent en poupe, les républicains bloquent les 60 milliards de dollars d’aide à l’Ukraine que le président Joe Biden veut faire voter. Ce n’est plus le Grand Old Party, ironise-t-on à Capitol Hill, c’est le « Grand Orban Party », tant les objectifs du Parti républicain et ceux d’Orban se rejoignent.

Le jeu du Kremlin

Que veut Orban ? Les milliards d’euros de subventions que la Commission européenne a gelés en raison de ses infractions à l’Etat de droit – il va d’ailleurs obtenir partiellement satisfaction. Mais pas seulement. Le projet hongrois va plus loin. Orban veut arrêter la guerre en Ukraine à un moment où la Russie est en position de force. Il est le seul dirigeant européen à avoir serré la main de Vladimir Poutine depuis que ce dernier est sous mandat d’arrêt pour crimes de guerre, et son ministre des affaires étrangères, Péter Szijjarto, s’entretient régulièrement avec son homologue russe, Sergueï Lavrov. Viktor Orban accuse Bruxelles de se comporter comme Moscou au temps de l’URSS, mais il ne cesse de faire le jeu du Kremlin. Ses détracteurs le soupçonnent de vouloir paralyser l’Union européenne.

Il n’est pas loin d’y parvenir. Plus le sommet européen des 14 et 15 décembre approche, plus le pessimisme gagne les capitales des Etats membres. Comme des biches prises dans les phares d’un 4 × 4, elles voient le veto hongrois fondre sur Bruxelles, impuissantes à l’arrêter. Emmanuel Macron a « traité » Viktor Orban à dîner, selon l’expression de l’Elysée, mais le leader hongrois reste intraitable. Il n’est pas d’« humeur transactionnelle », résument d’autres Européens plus à l’est, furieux de voir à quel point le Hongrois est parvenu à s’imposer comme un acteur majeur grâce à sa stratégie de blocage.

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Prise en étau entre Trump et Poutine, l’Europe court à la catastrophe, comme les somnambules de 1914, brillamment décrits par l’historien Christopher Clarke (Les Somnambules. Eté 1914. Comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, 2013). Car, si les dirigeants des Vingt-Sept, vendredi, ne parviennent pas à contourner l’obstacle Orban pour débloquer les 50 milliards d’euros d’aide promis à l’Ukraine, s’ils ne parviennent pas à surmonter le veto hongrois pour ouvrir des négociations d’adhésion avec Kiev et Chisinau, et si, parallèlement, le Congrès américain refuse aussi son aide, le signal sera reçu cinq sur cinq au Kremlin.

C’est le même signal que celui qui était envoyé par le sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008, lorsque Berlin et Paris avaient bloqué l’ouverture du processus d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie. Le même signal que l’absence de réactions fortes après l’invasion de la Géorgie cette même année, puis l’annexion de la Crimée en 2014, puis l’occupation du Donbass dans la foulée. Ce signal, c’est celui de la division et de la faiblesse.

Scénarios alternatifs

A six mois des élections européennes, il sera interprété de la même manière par les mouvements d’extrême droite, qui, comme les républicains trumpistes, se sentent pousser des ailes. Ce n’est pas par hasard que les trois dirigeants qui ont, lundi et mardi, lancé des appels à l’unité sur l’Ukraine soient le chancelier Olaf Scholz, le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, et leur homologue polonais, Donald Tusk : le premier, politiquement fragilisé chez lui, observe avec inquiétude la montée du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) ; le second vient de se faire battre par un parti d’extrême droite ; et le troisième, revenu au pouvoir cette semaine après huit ans de régime national-conservateur, s’est fait traiter d’« agent allemand » par le chef de l’opposition le jour de son investiture. Tous trois parlent d’expérience.

Parmi les scénarios alternatifs fiévreusement échafaudés pour éviter d’envoyer un message de renoncement du projet européen figurent celui d’une initiative des trois leaders des pays du triangle de Weimar (France, Allemagne, Pologne), plus fort grâce au retour de Donald Tusk, et celui de mécanismes adoptés à vingt-six pour isoler la Hongrie. Aucun n’est orthodoxe. Mais l’heure n’est plus à l’orthodoxie.

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