Commentary on Political Economy

Saturday 16 December 2023

 

Les dérives du président serbe Aleksandar Vucic tolérées par les Européens

Le président serbe Aleksandar Vucic lors d’un rassemblement préélectoral de son parti progressiste serbe au pouvoir à Belgrade, en Serbie, le 2 décembre 2023.
Le président serbe Aleksandar Vucic lors d’un rassemblement préélectoral de son parti progressiste serbe au pouvoir à Belgrade, en Serbie, le 2 décembre 2023. DARKO VOJINOVIC / AP

Au pouvoir depuis près de dix ans, le président serbe, Aleksandar Vucic, est connu pour manier brillamment l’art de parler en noyant le poisson, ce qui lui permet de faire naviguer son pays entre les intérêts des grandes puissances, tout en jurant vouloir le mener – un jour – dans l’Union européenne (UE). Mais, à la veille d’un nouveau scrutin législatif anticipé qu’il a convoqué dimanche 17 décembre et qu’il va très certainement emporter, le dirigeant de 53 ans a, pour une fois, détaillé clairement sa pensée géopolitique profonde. Et celle-ci n’est pas très compatible avec les valeurs européennes.

Le 12 décembre, sur Happy TV, une des multiples chaînes de télévision proches du pouvoir où ce géant de près de deux mètres au visage poupin s’invite quasiment tous les jours pour faire la campagne de son mouvement, le Parti progressiste serbe, il a ainsi étalé son admiration pour l’ex-dictateur Slobodan Milosevic, dont il fut le ministre de l’information avant sa chute, en 2000. Mort en détention en 2006 à La Haye avant la fin de son procès pour crime contre l’humanité et génocide, Milosevic fut un homme « à la prestance excellente et à la diction exceptionnelle », a vanté M. Vucic devant les caméras, sans un mot de considération pour les victimes de l’armée serbe lors des guerres des Balkans.

Alors qu’il a officiellement rompu avec le nationalisme en 2008 pour devenir proeuropéen, M. Vucic, devenu premier ministre puis président depuis 2014, a assuré « reprocher une seule chose » à son ancien mentor : « Ne pas avoir mieux compris les circonstances extérieures » en 1999, lorsque la Serbie a été bombardée par l’OTAN en représailles aux massacres commis par son armée au Kosovo. « Il aurait dû dire stop au bout de quatre ou cinq jours, car il y a des moments où il faut accepter certaines défaites », explique-t-il, en prenant l’exemple « des Aliev en Azerbaïdjan », qui ont d’abord perdu le Haut-Karabakh à la suite d’une lourde défaite militaire face à l’Arménie en 1994, puis ont fini par le récupérer, en septembre, après une guerre éclair.

En profitant de la faiblesse de l’allié russe des Arméniens, Ilham Aliev, le président azerbaïdjanais, au pouvoir depuis 2003 à la suite de son père, a attendu « vingt-sept ans d’avoir les opportunités géopolitiques favorables », vante le Serbe, en observant la réaction de ses interlocuteurs par-dessus ses lunettes. Tous les Serbes ont alors compris le message : leur président espère bien faire connaître le même sort au Kosovo, qui a proclamé son indépendance en 2008 mais que Belgrade refuse toujours catégoriquement de reconnaître. M. Vucic évoque d’ailleurs les « importantes élections américaines » de novembre 2024, cachant mal son espoir de voir l’ancien président Donald Trump revenir au pouvoir.

« Il prend juste l’argent de Bruxelles »

Un candidat à l’Union européenne qui espère ouvertement annexer son voisin ? L’idée pourrait paraître invraisemblable, mais, en septembre, un commando de dizaines de Serbes surarmés a été intercepté en plein Kosovo alors qu’il se préparait à une « opération d’annexion », selon les autorités locales.

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Selon Dragan Sormaz, ancien député du parti présidentiel, cet épisode démontre que « Vucic rêve vraiment d’annexer le Kosovo ». Ce membre de l’aile pro-occidentale du parti, qui a claqué la porte en 2023 en raison de ses désaccords avec la politique étrangère, assure avoir cru pendant des années que « Vucic pouvait vraiment mener le pays vers l’UE comme il l’avait promis ». Mais il dit aussi avoir découvert qu’« en réalité il prend juste l’argent de Bruxelles en restant prorusse ». Le refus du dirigeant serbe de s’aligner sur les sanctions européennes prises contre Moscou après l’invasion de l’Ukraine a servi de révélateur.

Longtemps, les cercles européens ont cru en effet que, derrière ses messages nationalistes et son manque de reconnaissance pour les 200 millions d’euros de fonds européens versés en moyenne chaque année à la Serbie, M. Vucic était le mieux placé pour pousser l’opinion publique à regarder vers l’avenir plutôt que de ressasser les conflits perdus du passé. Même s’il fraie avec la Russie et la Chine, les intérêts économiques d’un pays au cœur de l’Europe seraient bien trop liés à l’UE, espérait-on à Bruxelles.

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Commencées en 2013, les négociations d’adhésion n’avancent plus, faute d’une véritable volonté du pouvoir de mener les réformes requises, notamment sur la lutte contre la corruption, la justice ou la liberté de la presse. Les élections, que le président multiplie et remporte à un rythme effréné, tous les dix-huit mois environ, ne servent plus que de prétexte à faire patienter les Occidentaux. « Ces élections présentent des standards démocratiques de pire en pire et ne sont plus qu’un outil pour maintenir le statu quo », dénonce Radovan Kupres, de l’ONG de surveillance électorale CRTA, qui pointe des manipulations électorales de plus en plus flagrantes.

Tolérance française

Pendant ces campagnes électorales interminables, Aleksandar Vucic explique aux chancelleries occidentales qu’il ne peut pas s’aligner sur les sanctions européennes prises contre Moscou, ni conclure un accord afin de normaliser les relations avec le Kosovo.

En revanche, il peut s’afficher avec l’ultranationaliste Vojislav Seselj, condamné en 2018 pour crime contre l’humanité pour son rôle dans la guerre en Bosnie, menacer d’expulsion les Russes qui mènent des activités anti-Poutine sur son territoire et entretenir des liens troubles avec des clans mafieux balkaniques, connus pour leurs affiliations nationalistes et leurs ramifications partout en Europe. En octobre, la police française a ainsi arrêté un trafiquant de drogue serbe qui avait l’habitude d’inviter sur la Côte d’Azur le secrétaire général du gouvernement serbe, l’un des hommes les plus puissants du pays.

En dépit de cela, ni l’UE ni les Etats-Unis ne semblent vouloir isoler M. Vucic. La France, en particulier, ménage un homme qui se vante régulièrement de ses relations « amicales » avec Emmanuel Macron. « Macron ne manque pas de lucidité, mais peut-on faire entrer les Balkans dans l’UE sans la Serbie ? Cela pourrait créer une enclave qui pourrait déstabiliser ses voisins en permanence », plaide un proche du chef de l’Etat. Ce dernier avoue pourtant lui-même « ne plus croire que Vucic veut vraiment adhérer à l’UE » et « avoir du mal à s’expliquer » cette tolérance française, alors que le président serbe répète partout qu’il veut continuer de s’opposer à l’adhésion du Kosovo à l’ONU – contrairement aux engagements pris, en mars, lors de négociations sous l’égide de l’UE.

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« Les citoyens proeuropéens comme moi sont déçus que l’UE soit trop gentille et permissive avec Vucic en se désintéressant de ses problèmes démocratiques au nom d’intérêts géopolitiques importants pour l’Occident, comme le Kosovo », regrette M. Kupres. A la décharge des Occidentaux, même l’opposition dite « proeuropéenne » a fait campagne pour les élections de dimanche en affichant son opposition au plan européen de normalisation avec le Kosovo et en refusant catégoriquement de reconnaître l’indépendance de cette ancienne région serbe à majorité albanaise.

L’opposition ne pourrait d’ailleurs envisager de renverser Aleksandar Vucic qu’en s’alliant avec les mouvements radicaux d’extrême droite, qui, eux, veulent arrêter tout net les négociations d’adhésion avec l’UE pour s’aligner complètement sur Moscou. Cette équation politique reste le meilleur allié du président sur la scène internationale.

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