Commentary on Political Economy

Friday 16 February 2024

 

Alexeï Navalny, de l’engagement au sacrifice

Vidéo diffusée par Sotavision montrant Alexeï Navalny lors d’un échange en visioconférence avec le tribunal de Kovrov (Russie), le 15 février 2024.
Vidéo diffusée par Sotavision montrant Alexeï Navalny lors d’un échange en visioconférence avec le tribunal de Kovrov (Russie), le 15 février 2024. RUSSIAN FEDERAL PENITENTIARY SERVICE VIA SOTAVISION/AP

Ce sont les dernières images d’Alexeï Navalny vivant, et elles résument assez bien le personnage, son caractère et son martyre. Filmées par le média en ligne Sota, jeudi 15 février, à la veille de sa mort, elles montrent l’opposant intervenant devant le tribunal de Kovrov par écran interposé, depuis sa colonie pénitentiaire de Kharp, dans l’Arctique, dans le cadre d’un des innombrables contentieux qui l’opposaient à l’administration pénitentiaire.

Tout juste extrait du mitard pour comparaître, Alexeï Navalny y apparaît amaigri mais en bonne forme, souriant, capable même de plaisanter avec le juge sur le fait que ses comptes bancaires sont vides et que les décisions du tribunal « contribuent à le vider ». Le juge et le détenu se séparent cordialement ; même l’huissier en uniforme esquisse un sourire. Le lendemain, vendredi 16 février, l’administration pénitentiaire annonce sa mort. Le prisonnier de 47 ans laisse derrière lui une épouse, Ioulia, et deux enfants, Daria 22 ans, et Zakhar, 15 ans.

Jusqu’au bout, dans les messages de plus en plus rares qu’il parvenait à faire sortir de sa prison, l’opposant a affiché son optimisme, sa bonne humeur, même. Sa condition avait pourtant de quoi susciter le désespoir : condamné à plusieurs peines de prison – dix-neuf ans pour la plus longue –, il faisait face à d’autres accusations, une litanie au parfum de perpétuité.

Ambition de faire de la politique

Jusqu’au bout, aussi, il a refusé de faire le moindre cadeau au régime qu’il a combattu durant deux décennies, contestant chaque décision de ses geôliers, allant jusqu’à réclamer le droit de constituer un syndicat de prisonniers et de gardiens… Depuis son oubliette, Alexeï Navalny n’a jamais abandonné son ambition de faire de la politique. Il continuait, dans ses messages ou à la barre des tribunaux, à vilipender le président russe, Vladimir Poutine, et à dénoncer la guerre « criminelle » lancée par ce dernier en Ukraine.

Alexeï Navalny lors d’un rassemblement contre les élections parlementaires du 4 décembre, à Moscou, le 24 décembre 2011.
Alexeï Navalny lors d’un rassemblement contre les élections parlementaires du 4 décembre, à Moscou, le 24 décembre 2011. KIRILL KUDRYAVTSEV / AFP

Trois de ses avocats sont en prison pour avoir contribué à faire passer ces messages, publiés ensuite sur les réseaux sociaux. L’opposant payait lui-même un prix lourd à cet acharnement. Depuis son arrestation consécutive à son retour en prison, en janvier 2021, il a été envoyé vingt-sept fois au mitard, pour les prétextes les plus fallacieux : « a mal boutonné son uniforme » ; « n’a pas mis ses mains derrière le dos en marchant » ; « a cité une décision de la Cour européenne des droits de l’homme » ; « a mal nettoyé la cour »

Dénonciation radicale du système

Dans les prisons de la région de Vladimir où il a été détenu jusqu’à son transfèrement dans l’Arctique, durant le mois de décembre 2023, le prisonnier subissait aussi des pressions informelles : agressions de codétenus, impossibilité de recevoir ses bottes d’hiver, refus de traitement médical, qui l’avait conduit à mener une grève de la faim de plus de trois semaines, en avril 2021. Au mitard, il partageait fréquemment sa cellule avec un prisonnier fou et non lavé, qui hurlait toute la journée. Alexeï Navalny se plaignait aussi de devoir écouter, jour après jour, de longues rediffusions des discours de Vladimir Poutine.

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Alexeï Navalny était-il l’opposant « numéro un » de Vladimir Poutine ? L’expression, galvaudée, a parfois été critiquée. Tout, dans le traitement qui lui était réservé, le confirmait pourtant. Privé de toute apparition ou mention à la télévision, il était certes moins connu des Russes qu’un Vladimir Jirinovski, le dirigeant nationaliste historique (décédé en avril 2022), ou qu’un Guennadi Ziouganov, son homologue communiste. Mais ceux-là n’ont d’opposant que le nom : loyaux sur l’essentiel, ils n’ont le droit que de contester les miettes, quelques places au Parlement.

De gauche à droite et de haut en bas : Alexeï Navalny au tribunal de Moscou, le 2 février 2021. En vidéo depuis sa prison lors de son procès à Moscou en avril 2023. En vidéo depuis sa prison lors de son procès à Petushki, en mai 2021. En vidéo depuis la colonie pénitencière IK-3 lors de son procès à Moscou, en janvier 2024.
De gauche à droite et de haut en bas : Alexeï Navalny au tribunal de Moscou, le 2 février 2021. En vidéo depuis sa prison lors de son procès à Moscou en avril 2023. En vidéo depuis sa prison lors de son procès à Petushki, en mai 2021. En vidéo depuis la colonie pénitencière IK-3 lors de son procès à Moscou, en janvier 2024. DE GAUCHE À DROITE ET DE HAUT EN BAS : TRIBUNAL DE MOSCOU/AFP ; KIRILL KUDRYAVTSEV/AFP ; DIMITAR DILKOFF/AFP ; MAXIM SHEMETOV/REUTERS

Alexeï Navalny, lui, avait fait le choix d’une dénonciation radicale du système autocratique russe et de sa corruption. Né dans une petite ville de garnison de la banlieue de Moscou, avocat de formation, diplômé de la faculté de droit de l’université Lumumba de Moscou et titulaire d’une bourse à Yale (Etats-Unis), il fut longtemps réduit au statut de « blogueur le plus célèbre de Russie ». Dès sa création en 2010, son blog, « Rospil », connaît de fait un immense succès. Une obsession, déjà, s’y affiche : la lutte contre la corruption, la gabegie, le pillage des ressources d’Etat (« rospil »).

Talents d’orateur

Navalny y allie son sens de la formule et de la polémique à une rigueur et à une efficacité incontestable. L’un de ses premiers coups : la révélation de la disparition de l’équivalent de 2,9 milliards d’euros lors de la construction du pipeline Sibérie-Pacifique (sur un budget total de 8,7 milliards d’euros).

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L’avocat, qui flirte à l’époque avec les milieux ultranationalistes, se fait réellement connaître lors du mouvement de contestation contre les fraudes aux élections législatives de décembre 2011. A la tribune, dès le lendemain du scrutin, ce grand gaillard de 1,88 mètre s’amuse et menace : « On dit de nous que nous sommes des hamsters rivés à leurs ordinateurs. Oui, je suis un hamster du Net et je vais ronger les gorges de ces salauds ! » Quelques heures plus tard, il est placé en prison pour quinze jours.

Alexeï Navalny (au centre, en haut) s’adresse à ses partisans à son arrivée de Kirov, à Moscou, le 20 juillet 2013.
Alexeï Navalny (au centre, en haut) s’adresse à ses partisans à son arrivée de Kirov, à Moscou, le 20 juillet 2013. SERGEI KARPUKHIN / REUTERS

Ses talents d’orateur et sa hargne se confirment lors de cet immense mouvement de protestation de l’hiver 2011-2012. Il est de toutes les mobilisations, toujours prêt à prendre le micro. C’est lui qui invente une expression dont le succès, jusqu’à aujourd’hui, ne s’est jamais démenti : dans sa bouche, le parti du pouvoir, Russie unie, devient « le parti des escrocs et des voleurs ».

Fonds contre la corruption

L’homme est ambitieux, doué. Dans tout autre pays, ce devrait être le début d’une carrière politique. Mais nous sommes en Russie, et la porte ne va jamais s’ouvrir. En 2013, il peut concourir à une élection pour la seule et unique fois de sa vie. Sûr de sa force, le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, persuade les stratèges du Kremlin de laisser le jeune insolent participer au scrutin municipal. Alexeï Navalny récolte 27 % des suffrages, dans une élection marquée, elle aussi, par les soupçons de fraude. Fin de sa carrière électorale.

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Durant les années suivantes, Alexeï Navalny n’aura plus jamais l’occasion de participer à un scrutin, ni même l’autorisation de créer un parti politique. A chaque fois, la justice en refuse l’enregistrement, pour des motifs fallacieux, effaçant d’un trait de plume le travail de milliers de volontaires dans tout le pays. Lorsque ses candidats tentent de se présenter à un scrutin comme indépendants, ils sont, à leur tour, quasi systématiquement empêchés.

Interdit d’exercer dans la « grande » politique, Alexeï Navalny n’a jamais abandonné la dénonciation de la corruption, devenue son arme la plus efficace contre le régime de Poutine. Dans les années 2010, les enquêtes de son organisation, le Fonds contre la corruption, s’enchaînent. Elles totalisent des millions de vues sur YouTube et ridiculisent les officiels, le décalage cynique entre leur discours et leur mode de vie, leurs tentatives désespérées pour cacher leurs malversations. Personne n’y échappe : fonctionnaires, élus, oligarques, propagandistes et stars des télévisions publiques…

Passé nationaliste

Malgré des dizaines d’heures d’interviews passées (non sur les chaînes fédérales) à présenter un programme assez modéré, aux tonalités classiquement libérales, Alexeï Navalny n’a jamais pu non plus se défaire d’une image de révolutionnaire exalté, plein de rancœur. Il s’est aussi brouillé avec une partie de l’opposition libérale, lors de ces éternelles luttes de chapelles propres au camp démocrate. Beaucoup lui reprochaient son style trop personnel, son ambition, sa colère.

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Son passé nationaliste lui revenait aussi fréquemment au visage, laissant derrière lui une odeur de soufre, jusqu’à le rendre suspect auprès de certains interlocuteurs occidentaux. En 2007, il s’était fait exclure du parti libéral Iabloko pour ses sympathies nationalistes, sa dénonciation de la « criminalité ethnique » ou une comparaison des rebelles tchétchènes avec des « cafards ». Il avait aussi participé aux « Marches russes », l’événement des ultranationalistes.

En 2017, une enquête sur les propriétés et somptueux avoirs de l’ancien premier ministre, Dmitri Medvedev, vue par 36 millions d’internautes, pousse dans la rue des dizaines de milliers de jeunes, parfois d’adolescents. Une « génération Navalny » apparaît. Elle est sa force et son point faible : très populaire auprès des jeunes, des urbains, il ne peut entrer dans le foyer du Russe moyen, où la télévision règne en maître. L’image de l’ex-premier ministre, elle, restera marquée à jamais par cette humiliation.

Empoisonnement

L’homme cumule déjà les courts passages en prison ou en résidence surveillée (respectivement deux cent trente-deux et deux cent quarante-deux jours entre 2011 et 2020), que ce soit pour violation des règles de manifestation ou pour divers crimes économiques contre ses organisations, accusées de blanchiment, d’escroquerie… En 2014, une procédure pénale contre les deux frères Navalny, à la suite d’une dénonciation de la firme française Yves Rocher, avait abouti à une condamnation de son frère Oleg à trois ans et demi de prison ferme.

Alexeï Navalny (au centre) est arrêté lors d’une manifestation contre l’impunité présumée des forces de l’ordre, à Moscou, le 12 juin 2019.
Alexeï Navalny (au centre) est arrêté lors d’une manifestation contre l’impunité présumée des forces de l’ordre, à Moscou, le 12 juin 2019. VASILY MAXIMOV / AFP
Alexeï Navalny (à droite) arrêté lors d’un rassemblement non autorisé dans le centre de Moscou, le 15 décembre 2012.
Alexeï Navalny (à droite) arrêté lors d’un rassemblement non autorisé dans le centre de Moscou, le 15 décembre 2012. STRINGER RUSSIA / REUTERS

Un an plus tard, le 20 août 2020, il se met à gémir de douleur dans un avion qui relie la ville de Tomsk, en Sibérie, à Moscou. L’atterrissage en urgence à Omsk, décidé par le pilote malgré une alerte à la bombe opportunément annoncée dans l’aéroport de cette ville, lui sauve la vie. Alexeï Navalny est placé dans un coma artificiel, où il restera dix-huit jours, pendant que les autorités verrouillent toutes les informations sortant de l’hôpital et multiplient les versions alternatives – simple malaise, manque de sucre, excès d’alcool, « trouble du métabolisme »… Plus tard, Vladimir Poutine ira jusqu’à suggérer un empoisonnement conduit par des services secrets occidentaux. « Si on avait voulu le faire, on l’aurait fait jusqu’au bout », ironise le chef du Kremlin.

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Au terme d’une longue convalescence, Alexeï Navalny reprend la main. Depuis Berlin, il collabore à l’enquête sur son propre empoisonnement conduite entre autres par le site d’investigation Bellingcat. Celle-ci conclut que des spécialistes en armes chimiques du FSB (les services de sécurité russes) le suivaient dans tous ses déplacements depuis 2017, et culmine avec le piège tendu à des membres de cette équipe. Au téléphone, croyant parler à un supérieur, l’un d’eux va jusqu’à mentionner l’habit le plus contaminé, sur lequel il a fallu particulièrement « travailler à faire disparaître les traces » : le slip d’Alexeï Navalny, et précisément « l’entrejambe ». L’opposant invente alors une autre de ces expressions dont il a le secret : « Vlad [Vladimir] l’Empoisonneur ».

Alexeï Navalny et son épouse Ioulia au point de contrôle des passeports, à l’aéroport Cheremetievo de Moscou, le 17 janvier 2021.
Alexeï Navalny et son épouse Ioulia au point de contrôle des passeports, à l’aéroport Cheremetievo de Moscou, le 17 janvier 2021. KIRILL KUDRYAVTSEV / AFP

Surtout, il annonce son retour en Russie pour le 17 janvier 2021, avec la quasi-certitude d’être arrêté : la justice estime que durant sa convalescence, en étant absent de Russie, il a violé les termes de son contrôle judiciaire. A-t-il alors en tête un destin comparable à celui de Nelson Mandela, devenu président après des années en prison ? La certitude qu’un opposant, en Russie, ne peut être entendu que s’il est dans son pays, même au fond d’une geôle ? L’impossibilité morale de ne pas mettre en conformité ses actes et son message de résistance ? A son atterrissage, il a le temps d’enjoindre aux Russes de « ne pas avoir peur » avant d’être emmené, laissant sa femme seule et désemparée. Comme si l’héroïque, dans ce destin russe, était voué à rencontrer le tragique.

« N’abandonnez pas »

C’est le début d’une série de procès qui se solderont par des condamnations de plus en plus lourdes. Alexeï Navalny a toutefois réservé une surprise au pouvoir russe : il revient avec dans les mains une grenade dégoupillée, une longue enquête sur le « palais de Poutine » des bords de la mer Noire, qui a surtout pour mérite de rappeler le caractère pyramidal, presque mafieux, du régime russe. Le film totalise 130 millions de vues sur YouTube. Si son équipe poursuivra ce travail d’enquête, l’élargissant aux sujets liés à la conduite de la guerre en Ukraine, cet ultime face-à-face avec le président honni a des airs de testament politique.

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Dans son documentaire Navalny, sorti en 2022, le cinéaste Daniel Roher avait interrogé l’opposant, juste avant son départ pour Moscou, sur la possibilité qu’il soit tué en prison. Souriant, Alexeï Navalny, adressait alors un dernier message à ses concitoyens : « N’abandonnez pas. Si cela se produit, s’ils décident de me tuer, cela veut dire que nous sommes incroyablement forts. »

Alexeï Navalny lors d’une manifestation à Moscou, le 15 septembre 2012.
Alexeï Navalny lors d’une manifestation à Moscou, le 15 septembre 2012. SERGEY PONOMAREV / AP
Alexeï Navalny en quelques dates

1976 Alexeï Navalny naît le 4 juin à Boutyne, dans la banlieue de Moscou, d’un père ukrainien et d’une mère russe.

2011 Il créé la Fondation anti-corruption en septembre, et participe aux grandes manifestations de l’hiver 2011-2012, dans le cadre des élections législatives remportées par Russie unie, le parti au pouvoir, qui lui vaudront sa première incarcération, et contre la candidature de Vladimir Poutine à un nouveau mandat pour la présidentielle.

2013 Il remporte 27 % des voix aux élections municipales de Moscou, seul scrutin où il sera autorisé à se présenter.

2020 Il est victime d’une tentative d’empoisonnement au Novitchok, alors qu’il revenait à Tomsk, en Sibérie, où il menait une enquête sur la corruption.

2021 De retour en Russie en janvier, après des mois de convalescence à Berlin, où il a été transféré à la demande de sa famille, il est immédiatement arrêté.

2023 Il est condamné à dix-neuf ans de prison pour « extrémisme » et doit purger sa peine dans une colonie pénitentiaire où les conditions sont les plus dures.

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