Commentary on Political Economy

Tuesday 20 February 2024

 

Le passage à la langue ukrainienne, un acte de résistance : « Quand j’entends parler russe, ça me donne envie de vomir »

Ukraine, Odessa, le 5 février 2024. A droite, Heorhii Tsurkun, 18ans, membre actif de l'association
LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »
Par Faustine Vincent (Kiev, Odessa, envoyée spéciale )
Publié aujourd’hui à 05h45

    ReportageDepuis l’invasion, des milliers d’Ukrainiens abandonnent le russe, associé aux crimes de guerre. Un basculement d’une ampleur sans précédent.

    Le cours commence sous forme de jeu. Ce dimanche de février, à Kiev, en Ukraine, les quinze participantes se présentent à tour de rôle en ukrainien, en s’efforçant de ne pas faire trop de fautes. L’ambiance est bon enfant, des rires s’échappent de l’assemblée. Mais lorsque la jeune professeure demande ce qui les a poussées à s’inscrire à ce club de langue, le ton devient soudain grave. « J’ai toujours parlé russe avant l’invasion, explique Iryna Savinova, 56 ans, originaire de la capitale. Mais comme les Russes disent qu’ils sont venus ici pour sauver les russophones, j’ai décidé de passer à l’ukrainien. Comme ça, je ne leur laisserai plus ce prétexte. »

    Ivana Arestanova, 20 ans, et, à gauche, Marguarita Samoiluk, 19 ans, sont bénévoles au club de langue ukrainienne Yedyni. A Kiev, le 11 février 2024.
    Ivana Arestanova, 20 ans, et, à gauche, Marguarita Samoiluk, 19 ans, sont bénévoles au club de langue ukrainienne Yedyni. A Kiev, le 11 février 2024. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »
    Un groupe d’une dizaine de femmes participe au club de langue ukrainienne Yedyni, à Kiev, le 11 février 2024.
    Un groupe d’une dizaine de femmes participe au club de langue ukrainienne Yedyni, à Kiev, le 11 février 2024. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »

    Sa voisine embraie aussitôt : « Je viens de Bakhmout. Je veux me débarrasser du russe. Hélas, à Kiev, j’entends encore beaucoup de gens le parler, ça me déprime ! » Une troisième intervient timidement. Elle est la seule à ne parler que russe. « J’ai vécu trente ans à Kiev, mais j’ai grandi en Crimée, et je n’ai jamais appris l’ukrainien », reconnaît-elle. « Vous avez passé trente ans à Kiev et vous ne l’avez toujours pas appris ? », s’agace une participante. Les échanges se tendent. La professeure s’interpose, un peu fébrile.

    Ivanna Arestanova, 20 ans, est volontaire au sein du mouvement Yedyni, lancé en avril 2022 pour aider la population à apprendre l’ukrainien ou à le perfectionner. Elle déteste quand ses cours tournent à l’affrontement. « C’est très stressant. Ceux qui parlent russe sont critiqués par ceux qui parlent ukrainien, et quand il y a une altercation, les premiers ne reviennent pas. » La dernière fois, un homme s’en est pris aux soldats qui s’expriment en russe dans les tranchées. « Une dame, dont le mari est au front, est partie en pleurant. »

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    Après la chute de l’Union soviétique et l’indépendance de l’Ukraine, en 1991, la population parlait indifféremment les deux langues sans que cela pose problème. Dans l’est et le sud du pays, elle était plutôt russophone et, à l’ouest, ukrainophone. En 2014, l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass ont marqué une première rupture : une partie de la population est passée à l’ukrainien par patriotisme, mais elle restait marginale.

    Affirmer son identité

    Depuis l’invasion russe, en février 2022, ce basculement a pris une ampleur sans précédent. Une façon de rompre avec la Russie mais aussi de résister en affirmant l’identité ukrainienne, que le Kremlin cherche justement à exterminer. Selon le commissaire pour la protection de la langue d’Etat, Taras Kremin, « de 60 % à 80 % de la population parle ukrainien dans la sphère publique aujourd’hui contre moins de 50 % avant l’offensive ».

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    La consolidation de la nation ukrainienne, qui s’est accélérée sous l’effet de l’invasion, passe aussi par la langue. Le russe n’est pas interdit, mais, à l’école, les cours sont désormais exclusivement en ukrainien. Les sites Internet, dont la majorité étaient en russe avant l’offensive – hormis, parfois, la page d’accueil –, ont eux aussi basculé. « Il faut faire le plus d’efforts possible pour nous dérussifier nous-mêmes. La guerre n’est pas seulement sur la ligne de front, elle est aussi culturelle et linguistique », affirme Yaroslava Vitko-Prysyazhnyuk, représentante de M. Kremin pour le sud de l’Ukraine.

    L’application sur laquelle sont répertoriés les commerces qui ne respectent pas les nouvelles réglementations et risquent une amende. A Odessa (Ukraine), le 5 février 2024.
    L’application sur laquelle sont répertoriés les commerces qui ne respectent pas les nouvelles réglementations et risquent une amende. A Odessa (Ukraine), le 5 février 2024. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »
    Taras Kremin est le commissaire chargé de la protection de la langue nationale, à Kiev, le 9 février 2024.
    Taras Kremin est le commissaire chargé de la protection de la langue nationale, à Kiev, le 9 février 2024. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »

    La russification forcée menée sous l’Union soviétique avait fini par instaurer une hiérarchie entre le russe, jugé prestigieux et incontournable pour faire carrière, et l’ukrainien, effacé et relégué au rang de dialecte rural. Aujourd’hui, la langue officielle retrouve de sa superbe. « Le 24 février 2022, les gens se sont réveillés comme des citoyens, fiers de leur pays, poursuit Mme Vitko-Prysyazhnyuk. Cela a brisé leur complexe de parler ukrainien. Cette langue a cessé d’être sous-estimée, tandis que le russe, associé aux crimes de guerre, est devenue celle de l’ennemi. »

    Rejet épidermique

    Le rejet est parfois si fort qu’il devient épidermique. « Quand j’entends parler russe, aujourd’hui, ça me donne envie de vomir, c’est physiologique », confie Evhen Bal. Cet artiste de 47 ans, installé à Odessa, est passé à l’ukrainien en octobre 2023. « J’ai grandi dans un environnement totalement russophone. Mais puisque la Russie considère tous ceux qui parlent russe comme des Russes, alors qu’elle aille se faire foutre. Je choisis mon camp, pas celui de ces barbares. »

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    Rompre avec sa langue natale est parfois douloureux. Inquiet à l’idée que le pays « perde son identité », Heorhii Tsurkan, 18 ans, a cessé de parler russe en mai 2022. « C’est très triste, parce que c’était une énorme partie de mon enfance et de mon adolescence. C’est comme si j’avais perdu mes souvenirs, et une part de moi-même », soupire-t-il.

    Heorhii Tsurkan, 18 ans, a rejoint l’association On va vous rendre nerveux en janvier 2023. A Odessa, le 3 février 2024.
    Heorhii Tsurkan, 18 ans, a rejoint l’association On va vous rendre nerveux en janvier 2023. A Odessa, le 3 février 2024. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »
    Heorhii Tsurkan, 18 ans, membre actif de l’association, remarque que la plaque du restaurant doit être changée, à Odessa, le 5 février 2024.
    Heorhii Tsurkan, 18 ans, membre actif de l’association, remarque que la plaque du restaurant doit être changée, à Odessa, le 5 février 2024. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »

    Aujourd’hui, le jeune homme ne s’exprime plus qu’en ukrainien, sauf pour les gros mots, qui lui viennent spontanément en russe. « J’essaie d’arrêter. Cette langue, c’est comme une addiction et une infection dont il faut se débarrasser. » Une nuit, sur un coup de tête, il a même brûlé le livre de poésie de son artiste favori, le chanteur de rock russe Egor Letov. « C’était comme une revanche. J’ai détruit la culture russe comme la Russie a détruit la langue ukrainienne », explique-t-il, convaincu d’avoir fait ce qui lui semblait « juste ».

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    Pour prolonger son combat, Heorhii Tsurkan a rejoint en janvier 2023 l’ONG On va vous rendre nerveux, créée après l’invasion pour « rebâtir la culture ukrainienne à Odessa », une ville portuaire du sud du pays marquée par l’influence russe. Tels des soldats, les 159 membres de cette organisation, soutenue par la représentante du commissaire pour la protection de la langue d’Etat dans le sud du pays, mènent la guerre sur le front linguistique, considéré par les autorités comme un enjeu de sécurité nationale face à la propagande du Kremlin.

    Chaque jour, ils sillonnent la ville pour traquer les violations de la loi sur la langue, adoptée en 2019 pour contrer l’influence de Moscou. Le texte instaure l’usage de l’ukrainien dans tous les domaines de la vie publique. Les commerçants sont tenus d’accueillir leurs clients dans cette langue, tandis que les inscriptions en russe sont proscrites. En cas de violation, les contrevenants ont trente jours pour opérer les changements, sous peine d’une amende de 3 500 à 11 000 hryvnias (de 85 à 267 euros).

    « Arme de la Russie »

    En 2023, l’ONG a recensé 1 345 infractions à Odessa. « Il y a beaucoup de gens qui parlent russe, ici, c’est difficile de répandre l’ukrainien, reconnaît Kateryna Musiienko, sa fondatrice. Les gens disent qu’ils se sentent sous pression et que c’est leur vie privée. » A chaque fois, elle leur rétorque que « le russe n’est pas apparu ici par hasard » et que « c’est une arme de la Russie dans sa guerre hybride contre l’Ukraine ».

    En juillet 2021, la Cour constitutionnelle avait rendu une décision historique dans les mêmes termes. Auparavant, des manifestations s’étaient tenues à Odessa pour promouvoir la langue russe et appeler à « arrêter [son] génocide »« Aujourd’hui, on observe un retour de ces manipulations, remarque Yaroslava Vitko-Prysyazhnyuk. Les agents de la Russie n’ont pas disparu. »

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    Heorhii Tsurkan fait partie des membres les plus actifs de On va vous rendre nerveux. Il y a quelques jours, il a identifié de nombreuses violations dans un centre commercial et déposé plusieurs plaintes. Ce lundi matin, le voici de retour pour vérifier que les changements ont été effectués. Au pied de l’escalier mécanique, il pousse un soupir de satisfaction : les affiches en russe ont disparu. Plus loin, en revanche, les inscriptions d’un magasin de vêtements n’ont pas été modifiées. Le garçon interpelle le vendeur. Assis derrière la caisse, Bournach Ogly, 43 ans, s’excuse, agacé : « Jeune homme, tu dois comprendre que tout ça ne peut pas se faire en deux jours. »

    Usage tactique

    Ce commerçant, qui ne lit plus la presse russe depuis qu’elle a qualifié de « mise en scène » les crimes commis à Boutcha, prend des cours d’ukrainien, mais se sent encore incapable de l’utiliser. « C’est très difficile pour moi, il y a beaucoup de mots nouveaux. » Il sait que parler russe est de plus en plus mal perçu en Ukraine, voire suspect. « On nous appelle “ceux qui attendent” », se désole-t-il. L’expression sous-entend « ceux qui attendent d’être libérés par la Russie ».

    Une accusation souvent injuste. De nombreux Ukrainiens continuent de parler russe tout en défendant leur patrie. A commencer par les militaires dans les tranchées. « Ils sont épuisés et n’ont ni le temps ni la disponibilité mentale pour apprendre l’ukrainien », explique le soldat et chanteur Kolia Sierga. S’il est lui-même passé à cette langue après l’invasion, il comprend que le saut soit difficile à faire pour d’autres.

    Kateryna Musiienko, 25 ans, fondatrice de l’association On va vous rendre nerveux, en novembre 2022. A Odessa, le 6 février 2024.
    Kateryna Musiienko, 25 ans, fondatrice de l’association On va vous rendre nerveux, en novembre 2022. A Odessa, le 6 février 2024. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »
    Réunion de l’association On va vous rendre nerveux, à Odessa, le 3 février 2024.
    Réunion de l’association On va vous rendre nerveux, à Odessa, le 3 février 2024. LAURENCE GEAI/MYOP POUR « LE MONDE »

    Outre les militaires, les personnes âgées peinent elles aussi à se passer du russe, ou n’en voient pas la nécessité. D’autres, plus jeunes, renoncent parfois face à la difficulté de l’apprentissage. Kolia Sierga ne leur en tient pas rigueur : « La priorité reste d’avoir plus de soldats au front. Pour nous, c’est plus important que de parler ukrainien. »

    Depuis l’invasion, la langue officielle revêt toutefois un usage tactique au sein de l’armée. « Sur la ligne de front et les “checkpoints”, les militaires utilisent des mots de passe en ukrainien, de jour comme de nuit, qui sont imprononçables pour les Russes, explique Taras Kremin. C’est le seul moyen de distinguer les Ukrainiens des occupants, et d’éviter les infiltrations. »

    Une partie de la population est convaincue que, bientôt, plus personne ne parlera russe dans le pays. Ivanna Arestanova, la professeure du club de langue, est moins catégorique. « Tout dépend de la façon dont cette guerre va se terminer, estime la jeune femme. C’est toujours le vainqueur qui écrit l’histoire. » En cas de défaite de l’Ukraine, elle pourrait de nouveau s’écrire en russe.

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