Commentary on Political Economy

Thursday 29 February 2024

 

La deuxième vie de Chulpan Khamatova, actrice russe en exil en Lettonie

Chulpan Khamatova, au Théâtre du Gymnase, à Paris, le 7 février 2023.
NIKITA MOURAVIEFF

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Lecture 7 min.

    RécitConnue notamment pour son rôle dans « Good Bye Lenin ! », la comédienne russe affiche volontiers son opposition à la guerre en l’Ukraine et à Vladimir Poutine. En février 2022, elle s’est réfugiée avec ses filles dans un pays où elle rencontre un succès inattendu.

    Chulpan Khamatova se souvient avec précision de ce jour de février 2022 où la Russie a attaqué l’Ukraine et où sa vie a basculé dans l’inconnu. Elle était en vacances aux Seychelles avec sa plus jeune fille, profitant d’une pause des représentations du Maître et Marguerite, l’adaptation du roman de Mikhaïl Boulgakov (1894-1941) qu’elle jouait à Moscou, et elle avait réservé, pour la journée du 24 février, une excursion en mer pour nager avec les tortues. Dans le taxi menant au bateau, elle avait jeté un œil sur son portable et plongé dans l’effroi : Vladimir Poutine venait de lancer l’invasion de l’Ukraine, des bombardements visaient Kiev et plusieurs grandes villes…

    L’actrice russe de 45 ans, star adulée et multiprimée au théâtre comme au cinéma, était abasourdie. « Mes mains se sont mises à trembler, raconte-t-elle. J’ai pensé à mes amis en Ukraine, à mes filles à Moscou, à mon pays qui bafouait toutes les règles, à Poutine, monstrueux, qui venait de commettre l’irréparable. Quel cauchemar ! »

    Comment avait-elle pu être assez aveugle, songeait-elle, pour penser que cette guerre redoutée n’aurait pas lieu ? Elle se souvenait de discussions, les semaines précédentes, avec ses amis écrivains, acteurs, cinéastes. Il y avait ceux qui disaient : « Poutine est fou, il est capable du pire, rien ne l’arrêtera. » Et ceux, comme elle, qui pensaient : « Non, car ce serait suicidaire, il isolerait la Russie et perdrait tout crédit. » Il l’avait fait. Tandis que sa fille et les touristes se pressaient pour plonger dans le lagon seychellois, elle se cramponnait à son portable, l’esprit à des milliers de kilomètres de là. « Je n’arrivais pas à réfléchir. Ma tête était comme une turbine. Qu’allait-il advenir de nous tous ? Poutine venait d’anéantir le futur et j’avais la conviction que ma vie volait en éclats. »

    Sur le bateau, personne ne soupçonnait que la femme blonde et frêle, visiblement désespérée, était l’une des actrices russes les plus célèbres, connue notamment pour son rôle dans Good Bye Lenin ! (2003), de Wolfgang Becker. Elle ne levait pas la tête, concentrée sur son écran. Vite, donner son accord pour signer lettres ouvertes et pétitions contre la guerre, dont celle de son ami le journaliste Dmitri Mouratov, Prix Nobel de la paix 2021. Vite, contacter collègues et amis pour les inciter à réagir. Vite, changer ses billets d’avion.

    Il lui restait une semaine de vacances, elle ne la passerait pas à Moscou, mais filerait en Lettonie, où elle dispose d’un refuge, une maison toute simple, construite au milieu des bois. « J’y allais parfois en vacances, mais c’était surtout un plan B, au cas où les choses tourneraient mal en Russie. » Il fallait aussi acheter des billets Moscou-Riga pour ses deux autres filles, de 19 et 20 ans. « L’urgence était de nous regrouper. Pour le reste, j’aviserai plus tard. » C’est ainsi que le surlendemain, munie d’une valise comportant sandales, maillots et paréos, Chulpan Khamatova atterrissait à Riga par – 18 °C.

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    Elle en avait déjà eu l’expérience, en 2012, lorsque Vladimir Poutine préparait sa réélection. Un matin, un appel du Kremlin l’avait sommée d’enregistrer un message vidéo de soutien à sa candidature. L’idée l’avait horrifiée. Poutine représentait tout ce qu’elle détestait. Mais voilà : à la tête d’une fondation – Le Don de la vie, œuvrant à offrir les meilleurs soins aux enfants cancéreux –, elle avait plusieurs fois eu recours à l’aide du président, et Poutine attendait un renvoi d’ascenseur. Les amis de l’actrice lui avaient déconseillé de le faire. Les jeunes médecins de la fondation, eux, l’avaient prévenue qu’un refus serait fatal à leur clinique en construction. Alors, elle s’était exécutée, la mort dans l’âme.

    « Dilemmes et pressions effroyables »

    A l’époque, son image d’actrice en avait pris un coup. Elle avait sauvé la clinique, mais l’opposition la tenait désormais pour une traîtresse. « Une injustice absolue, dit au Monde Kirill Martynov, le rédacteur en chef de Novaïa Gazeta, rencontré à Riga, où ce journal indépendant russe s’est exilé après le 24 février 2022. La dictature soumet les citoyens à des dilemmes et pressions effroyables. Mais comment douter de Chulpan et des valeurs qu’elle défend ? C’est une amie de notre journal depuis toujours. Une artiste qui a choisi l’exil et pris le risque de saboter sa carrière pour n’avoir pas à se renier. »

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    L’exil… Sur le bateau des Seychelles, elle n’y songeait pas encore. Mais dans sa maison, située à une heure de Riga, l’idée s’impose douloureusement. « Je n’ai pas dormi de la semaine. C’est vertigineux de se résoudre à tout abandonner : pays, appartement, métier, amis, parents… Avais-je le droit de bouleverser le destin de mes filles ? Et quelle vie leur offrir dans ce pays qui se méfiait tant des Russes, après une occupation de cinquante ans ? » Ce sera la décision la plus difficile de sa vie. Elle la prend sans consulter personne. Puis elle prévient Robert Lepage, le metteur en scène du Maître et Marguerite, qu’elle ne rentre pas à Moscou et qu’il faut donc prévoir une remplaçante.

    « Je l’ai rappelée sur son portable, se souvient M. Lepage. Elle était paniquée, mais résolue. Je n’étais pas étonné. Je la savais engagée dans de nombreuses causes. Et je la comprenais quand elle se disait incapable de remonter sur scène comme si de rien n’était, alors que les bombes tombaient sur l’Ukraine. Elle aurait protesté, on l’aurait mise en prison. L’exil, pour cette insoumise, était la seule option. »

    L’annonce de son départ est une détonation. Les médias liés au pouvoir l’accusent de trahison, les opposants la traitent de girouette, les menaces affluent. Elle craint pour ses parents, restés en Russie. Son avenir ? « J’avais devant moi une page blanche. J’étais prête à devenir coursier, chauffeur… » Pour l’heure, elle transforme sa maison en QG d’aide aux réfugiés. Elle organise l’évacuation d’enfants cancéreux ukrainiens jusqu’ici pris en charge par sa fondation et leur cherche des places dans des hôpitaux européens. « Ce fut mon meilleur médicament contre la dépression. Aider les autres m’a sauvée. »

    « Je la trouve héroïque »

    Et puis, un jour, Alvis Hermanis, célèbre metteur en scène letton, directeur du Nouveau Théâtre de Riga depuis 1997, l’appelle pour l’inviter à rejoindre sa troupe. Chulpan Khamatova n’en croit pas ses oreilles. Cet homme de théâtre la connaît bien pour l’avoir mise en scène en 2020, à Moscou, dans une pièce consacrée à Gorbatchev. « Il m’embauchait, avant même de penser à un rôle ! Il recrutait une Russe ! En ces temps de fureur, c’était un risque énorme. J’ai dit oui et j’ai pleuré au téléphone. » Un mois plus tard, il lui propose de coécrire et monter un spectacle mêlant les voix de Dostoïevski et d’Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée en 2006. Ce sera Post-Scriptum, une réflexion, à la lumière de la guerre, sur l’âme et la conscience russes traversées par le mal.

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    La première a lieu le 15 juin 2022. Un seule-en-scène, cinq rôles en un. Elle en est malade. Elle joue en russe, avec des sous-titres en letton. « S’il vous plaît, n’applaudissez pas », dit-elle à la fin. Un triomphe : le théâtre ne désemplit pas. A l’automne, la voilà nommée pour le titre d’actrice de l’année. Une Russe qui joue en russe et éclipse les vedettes locales ? Scandale.

    Dans ce pays de moins de deux millions d’habitants, dont un tiers est russophone mais où la détestation et la crainte de la Russie sont exacerbées depuis le conflit en Ukraine, le débat devient national. Pourtant, le 23 novembre 2022, lors de la grande Nuit des acteurs à Riga, c’est elle qu’on appelle sur scène. Elle met quelques secondes à comprendre avant de monter timidement recevoir son prix et de remercier, en letton, son pays d’accueil. « Plus tard dans la soirée, j’ai glissé à la présidente du jury : “Vous vous suicidez !”, “Je sais”, m’a-t-elle dit. J’ai insisté : “Ils vont vous tuer !” “J’accepte.” »

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    Ce souvenir la rend radieuse. « C’est la plus belle récompense de toute ma vie. » La présidente, Edite Tisheizere, critique de théâtre respectée, jubile aussi de l’audace du jury : « Nous avions le choix entre deux décisions politiques. Rejeter Chulpan au nom de la suspicion qui entache aujourd’hui tous les Russes, alors qu’elle surpassait les autres actrices. Ou bien la couronner, pas seulement parce qu’elle était exceptionnelle, mais parce que sa défiance personnelle – et risquée – envers le régime pourri de Moscou était en soi admirable. En fait, je la trouve héroïque. » Il n’empêche, ajoute-t-elle en riant : « En sortant de nos délibérations, j’ai couru me servir une boisson forte. »

    Retour « à l’époque de Staline »

    Son succès conforte l’actrice dans l’idée que la Lettonie est devenue sa nouvelle maison, qu’elle y a une place, un avenir. Elle fait alors le serment de jouer sa pièce suivante en letton, et plonge dans l’apprentissage de cette langue. A l’automne 2023, elle monte sur scène dans Le Pays des sourds, une pièce adaptée du film russe Les Silencieuses (1998), de Valery Todorovsky. Cette fois, elle joue en letton, sans une pointe d’accent. Le public est bluffé. En février, la pièce a été rejouée à guichets fermés. Cela n’empêche pas l’actrice de proposer à travers l’Europe des spectacles de poésie russe. « Dire Pasternak, Mandelstam, Brodsky, Marina Tsvetaeva me réchauffe », confie-t-elle.

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    La nouvelle de la mort de l’opposant Alexeï Navalny, le 16 février, l’a fait éclater en sanglots. « C’était notre seul espoir ! » Là encore, elle s’en veut d’avoir pensé que Poutine n’oserait pas. « Quelle bêtise ! Nous sommes revenus à l’époque de Staline, avec son cortège de traques, de déportations et d’assassinats. Il est temps que les démocraties occidentales en prennent conscience. Elles croient encore avoir affaire à un homme politique normal, avec lequel on peut dialoguer. Mais Poutine n’est pas normal ! C’est un malade qui s’est créé son propre monde et a perdu toute notion de la réalité. »

    Les collègues proches de Chulpan Khamatova qui n’ont pas quitté la Russie ne peuvent plus, pour la plupart d’entre eux, travailler, encore moins s’exprimer. Quant à sa grande amie Evgenia Berkovich, metteuse en scène et poétesse, elle a été emprisonnée pour apologie du terrorisme« Je lui disais : “Je t’en prie, sois prudente !” Elle répondait : “Il ne s’agit que de poèmes.” Cela a suffi. C’est le retour de la terreur. » Echappe-t-elle à ce sentiment dans les rues de Riga ? « J’essaie d’être courageuse, dit-elle, mais je connais les méthodes de ce régime, je sais ce dont il est capable. Donc j’ouvre l’œil. Je dis à mes filles de se méfier des gens étranges et d’être toujours sur leurs gardes. »

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