Commentary on Political Economy

Thursday 17 September 2020

HAN CHINESE GENOCIDE OF UIGHURS - Le Monde

 

Une surveillance des Ouïgours au plus intime

A gauche, lors d’un repas chez Zumret Dawut, avec ses trois enfants et le « cousin » qui lui a été assigné. Ci-dessus, la « cousine » du jeune garçon feuillette la gazette chinoise. Ci-contre, le registre de confirmation de participation à la cérémonie du lever de drapeau. « LE MONDE »

L’Etat chinois envoie ses cadres vivre une semaine par mois au sein des familles de la minorité musulmane

ENQUÊTE

Ils étaient à la maison une semaine par mois. A partager les repas en s’assurant que Zumret Dawut, une femme ouïgoure, savait cuisiner des plats chinois, à faire mine d’aider à laver la vaisselle, mais inspectant au passage tous les recoins de la maison en quête d’un Coran suspect. A poser des questions aux enfants dès que leur mère avait le dos tourné : les parents leur parlaient-ils de Dieu ? Allaient-ils à la mosquée le vendredi ? La mère de famille avait appris à ses trois enfants, deux filles et un garçon, à répondre non à toutes ces questions de ces étranges visiteurs ou à esquiver.

La nuit aussi, les « cousins » étaient là, dormant sur un matelas au sol dans la même chambre que Mme Dawut et son mari, utilisant leur salle de bains au petit matin, puis prenant le petit déjeuner qu’elle leur préparait.« Pour eux, ça semblait comme un jeu, mais qui consistait à nous espionner », raconte cette femme, désormais réfugiée avec sa famille en Virginie (Etats-Unis) et âgée de 38 ans. Trois hommes et une femme chinois, soit un correspondant pour chaque membre du foyer, le père faisant exception à la règle car il était étranger (pakistanais).

Pour les Ouïgours, la population turcophone et musulmane du Xinjiang, ces visites parachèvent le système de répression et de surveillance totale mis en place par le gouvernement chinois contre cette minorité : caméras à tous les coins de rue, indics dans les mosquées et les écoles, technologie qui enregistre le contenu des smartphones. En outre, au moins un million de Ouïgours (sur 11,5 millions) sont passés par des camps d’internement qui les soumettent à un « triage » vers d’autres formes de détention, de rééducation ou de travail forcé.

Restait pourtant un angle mort : le foyer familial. C’est alors que sont apparus ces étranges « cousins », des Chinois han, s’imposant dans les maisons ouïgoures pour s’assurer que les familles n’opposent pas de résistance à leur sinisation forcée et faire remonter leurs suspicions. La première grande campagne de cette politique, dénommée « union des ethnies en une seule famille », date de 2016 : plus de 100 000 cadres et fonctionnaires doivent alors rendre visite à des familles du sud de la région, la zone la plus hostile à l’influence chinoise et où les Ouïgours constituent plus de 70 % de la population.

« Semaines de l’unité ethnique »

Cette expérience pilote est renforcée courant 2017, l’année du 19Congrès du Parti communiste chinois (PCC), dont les équipes de cadres viennent diffuser les grands principes dans les foyers ouïgours durant des « semaines de l’unité ethnique ». Elle se généralise en 2018, mobilisant sur ces deux ans plus d’un million de cadres han issus des administrations et sociétés d’Etat.

Le nouveau programme appelle à « vivre ensemble, cuisiner ensemble, manger ensemble, apprendre ensemble, dormir ensemble ». Les envoyés han n’ont pas le choix : ils sont réquisitionnés pour cette mission dans la grande tradition des campagnes de « guerre du peuple » contre ces Ouïgours que l’Etat chinois soupçonne d’être en voie de radicalisation.

Outre les foyers ouïgours les plus pauvres ou ceux dont des membres de la famille ont été envoyés en rééducation, nombre de fonctionnaires ouïgours font aussi l’objet de visites : ils sont soupçonnés de présenter une « double face », fidèles en façade au PCC, mais arborant en cachette des opinions tendancieuses. Ils se voient assignés des « cousins » par leurs unités de travail. Les Ouïgours employés dans le privé ou les paysans sont mis en relation par les comités de quartier ou de village.

A Urumqi, Qelbinur Sidik, 51 ans, était institutrice et responsable pédagogique. Elle est choquée par l’apparition de ces règles : « Au début, ils nous ont dit que l’on devrait vivre avec nos cousins han une semaine tous les trois mois. Puis c’est devenu une semaine par mois. Travailler, étudier et manger ensemble, je le comprenais, mais pourquoi devrions-nous vivre avec eux et les faire dormir dans notre propre maison ? », explique-t-elle depuis un centre de demandeurs d’asile aux Pays-Bas qu’elle a rejoint début 2019.

A l’annonce de la nouvelle politique, un bureau spécial créé dans son école gère le programme. Les deux femmes cadres qui s’en occupent, des Han, s’assurent que chaque employé ouïgour leur fait parvenir des photos de leur « joyeuse vie quotidienne » avec leurs « cousins ». « On devait envoyer des photos de nous en train de manger avec eux, de cuisiner, et de dormir après chaque visite. Et remplir un formulaire sur ce que nous pensions de l’unité ethnique. Sinon, le rapport n’était pas validé », poursuit-elle. Le « cousin » qui échoit dans la famille de Qelbinur est un collègue de son mari, marié, âgé de 56 ans, dont elle juge aujourd’hui le comportement vulgaire et grossier. Il séjournera régulièrement dans la famille de 2017 à mars 2019.

Chez Zumret Dawut, ce sont de parfaits inconnus qui débarquent. Le comité de quartier lui a indiqué au préalable qu’elle devait préparer pour chacun d’eux une bassine pour se laver les pieds et une nouvelle brosse à dents.

Les nouveaux « cousins » han arrivent généralement avec un cadeau, comme un carton de lait, ou donnent un peu d’argent. « Ils agissent initialement comme des invités, mais la relation s’inverse aussitôt, l’hôte est en fait otage dans sa propre maison. C’est une relation forcée, qui leur montre que plus rien n’échappe à l’Etat qu’incarnent ces cousins. C’est un prolongement des camps mais hors des barbelés », analyse Timothy Grose, spécialiste des politiques ethniques chinoises à l’Institut Rose-Hulman, dans l’Indiana.

A ces intrusions s’ajoutent pour les Ouïgours des obligations patriotiques. Comme la cérémonie de lever de drapeau tous les lundis matin dans le quartier où vivait Zumret Dawut, près de l’aéroport d’Urumqi, la capitale régionale.

Avec un tampon de présence dans un carnet rouge et un système de points notant son niveau d’implication (90 étant le minimum acceptable). Pour quiconque a un proche en camp d’internement, mieux vaut obtenir 100 points pour ne pas y être envoyé à son tour. Zumret Dawut y passera deux mois au printemps 2018, à cause de l’origine étrangère de son mari. Le couple prétextera ensuite l’état de santé de son beau-père pour obtenir l’autorisation de se rendre au Pakistan, et fuir aux Etats-Unis.

Les « cousins » chinois sont chargés de remplir des grilles d’évaluation à partir des critères censés alerter sur une possible radicalisation. Chaque détail peut être évocateur : un homme a-t-il évité de serrer la main d’une femme ? Quelqu’un qui salue un voisin d’un « Assalamu alaykum »… Dans l’un des manuels donnés aux visiteurs à Kachgar et étudiés par le chercheur Darren Byler, anthropologue à Seattle (Etat de Washington), les cadres ont des instructions spécifiques pour que leurs hôtes « baissent leur garde ».

Il leur est conseillé de se montrer « chaleureux », de « ne pas tout de suite leur donner des leçons ». Mais aussi d’être « vigilants » : leurs hôtes leur apparaissent-ils agités, utilisent-ils un langage évasif ? Regardent-ils des DVD au lieu des programmes télévisés ? Des objets religieux sont-ils accrochés au mur ? Le manuel recommande aux hôtes de « dire à leurs cousins et cousines que toutes les communications Internet et de téléphones portables venant de la famille sont surveillées, et qu’ils feraient mieux de ne pas leur mentir sur les questions de leur pratique de la religion ».

« Harcèlement sexuel ou viols »

« Je suis fonctionnaire et je ne crois pas en la religion. Nous soutenons totalement le PCC et n’avons jamais été croyants dans la famille », se borne à répondre Qelbinur Sidik à leur visiteur han quand il aborde le sujet. « En 2016, on avait brûlé tous les livres religieux que nous avions, les films turcs, les chansons et même notre collection de livres en ouïgour, pour les remplacer par des livres sur le PCC », explique-t-elle.

D’autres témoignages font état de « tests » plus pervers pratiqués par les visiteurs han : il est conseillé de parler avec les femmes du foyer pour « voir si cela suscite une réaction exagérée de la part des hommes ». Dans un autre cas, des Han proposent de cuisiner ensemble des beignets vapeur à la viande, sans préciser laquelle : il s’agit de vérifier si les Ouïgours s’inquiètent qu’ils soient au porc.

Un autre aspect choque les Ouïgours en exil, dont les familles subissent toutes sortes de représailles : « Sur les réseaux sociaux, on a eu connaissance de nombreux cas d’hommes han envoyés dans des foyers ouïgours dans lesquels les maris, frères ou fils sont détenus, exposant les femmes seules à la maison à du harcèlement sexuel ou des viols », affirme Enwer Memet, de la Dutch Uyghur Human Rights Foundation, aux Pays-Bas.

En principe, les hommes han doivent montrer à leurs hôtes qu’ils sont mariés. Certaines photos de la presse officielle chinoise montrent des femmes ouïgoures entourées de femmes cadres mais, dans le quartier de Zumret Dawut, c’est au contraire la mixité qui est imposée. Et Qelbinur, l’institutrice ouïgoure, confirme avoir entendu, lors d’une réunion de 200 cadres consacrée aux semaines de l’unité ethnique, que des hommes devaient visiter des foyers de femmes, et vice-versa. Mais l’instruction n’est restée qu’orale, jamais écrite.

Elle-même dit avoir dû repousser les avances du cadre han envoyé chez elle, notamment quand son mari était absent. « Il me disait que les cadres han envoyés dans le Sud passaient du bon temps avec les femmes ouïgoures. Qu’elles les traitaient bien et ne refusaient pas leurs avances, impliquant que je devais être plus coopérative. Je faisais semblant de ne pas comprendre, mais, si au lieu d’être une femme de 50 ans, vivant avec son mari et fonctionnaire dans la capitale, j’avais été une veuve seule dans le Sud, je ne sais pas à quoi j’aurais été forcée », dit-elle.

Zumret Dawut, elle, s’inquiétait des trois hommes dormant chez elle. Il était arrivé qu’un des correspondants l’appelle au téléphone, saoul, et lui propose de s’occuper d’une de ses filles et de la déposer à l’école le lendemain ; elle prétextait poliment que la petite était malade. Quand le père était en voyage d’affaires mais que c’était leur semaine de présence, ils dormaient malgré tout dans sa chambre. Alors, elle préférait prendre ses filles avec elle dans son lit : « Je les serrais très fort contre moi », dit-elle.

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