Commentary on Political Economy

Wednesday 19 April 2023

Ilia Iachine, opposant russe : « Il est tout à fait possible que je cède ma place en prison à Poutine »

L’opposant, dont la peine de huit ans et demi de colonie pénitentiaire pour avoir critiqué la guerre contre l’Ukraine a été confirmée mercredi, a fait parvenir au « Monde » ce texte qu’il vient de prononcer lors de son procès en appel à Moscou.

Publié aujourd’hui à 12h11, modifié à 14h01  Temps de Lecture 4 min. 

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Messieurs les juges, cher public,

Le 9 décembre 2022, j’ai été condamné en vertu de la loi sur la censure militaire. Cette loi est juridiquement insignifiante et contredit la Constitution. De facto, elle introduit une interdiction d’exprimer son désaccord avec la position officielle sur la guerre lancée par le président Poutine contre l’Ukraine. Une guerre qu’une résolution de l’ONU [Organisation des Nations unies] reconnaît officiellement comme un acte d’agression criminelle contre un Etat indépendant.

 

La peine qui m’a été infligée frappe l’imagination : huit ans et demi de prison pour un discours de vingt minutes sur Internet. En prison, j’ai rencontré pas mal de meurtriers, de violeurs et de braqueurs, condamnés à des peines moins lourdes pour leurs crimes. Je tiens à souligner qu’il s’agit de crimes réels, et non de mots.

En quoi consiste ma faute ? C’est que, en faisant honnêtement mon devoir d’homme russe et de patriote, j’ai dit la vérité sur cette guerre. Et, en particulier, j’ai parlé des crimes de guerre commis par les troupes de Poutine dans la ville ukrainienne de Boutcha.

Cela fait maintenant un an que je suis derrière les barreaux. Plusieurs choses importantes se sont produites pendant cette période.

Peur de devenir fou

Premièrement, des enquêtes approfondies ont été menées sur ce qui s’est passé à Boutcha pendant l’occupation. Après le retrait des troupes russes, des enquêteurs, des journalistes et des militants des droits de l’homme du monde entier ont travaillé dans la ville. De nombreuses tombes et fosses communes de civils ont été découvertes. Les images satellites, les vidéos de drones, des messages et des caméras de surveillance des rues ont permis de reconstituer les derniers moments de la vie de dizaines de citoyens ordinaires abattus par les soldats. Certaines des personnes tuées avaient les mains attachées dans le dos, ce qui signifie qu’elles ont été exécutées.

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Des conversations téléphoniques interceptées entre des militaires russes stationnés à Boutcha ont été publiées. Ils disaient à leurs proches qu’ils avaient commis des meurtres et se sont plaints d’avoir peur de devenir fous après leur implication dans le massacre de civils. Les noms et les matricules d’un certain nombre de combattants et de commandants impliqués ont été identifiés. Des journalistes ont contacté certains d’entre eux et ont publié leurs aveux.

 

Les crimes commis à Boutcha sont également confirmés par de nombreux témoignages d’habitants locaux qui ont assisté aux événements. L’ensemble des preuves a été documenté et constitue sans aucun doute la base des accusations qui seront bientôt portées par les instances judiciaires internationales. Bien que les autorités russes continuent d’insister sur le fait que le massacre de Boutcha est un « fake » et que les cadavres étaient en réalité des acteurs maquillés, elles devront répondre de leurs actes.

Crime contre notre pays

Deuxième événement important qui s’est produit depuis mon emprisonnement : l’émission par la Cour pénale internationale d’un mandat d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine. C’est une situation étrange, n’est-ce pas ? Poutine est un criminel de guerre, et je suis toujours derrière les barreaux, un homme qui s’oppose à la guerre qu’il a déclenchée. Ne pensez-vous pas, messieurs les juges, que, en l’aidant à me garder en prison, vous devenez ses complices ? Vous me direz sans doute que vous n’y êtes pour rien. Vous n’avez pas pris d’armes, n’est-ce pas ? (…)

Mais Poutine non plus n’a pas pris personnellement de mitrailleuse, et pourtant il doit maintenant se cacher de la justice. Et il est tout à fait possible que je finisse par lui céder ma place en prison.

 

Je voudrais attirer votre attention sur le fait que Poutine a commis un crime non seulement contre l’Ukraine, mais aussi contre notre pays.

Par sa politique, il a porté atteinte à l’économie et à la sécurité nationales, il a isolé la Russie sur la scène internationale et il a envoyé des dizaines de milliers de nos concitoyens à l’abattoir. Pis encore, il a créé les conditions d’une augmentation radicale de la violence dans notre société.

Un flot ininterrompu d’hommes revient du front, ils sont psychiquement traumatisés par la guerre. Ils ont appris à utiliser des armes et à tuer, la mort n’est plus un tabou pour eux. Nous avons vu combien de bandes criminelles organisées sont apparues en Russie après la guerre d’Afghanistan. Le massacre en Ukraine dépassera de loin cette ampleur. Le nombre de crimes commis avec des armes à feu a déjà doublé à Saint-Pétersbourg et triplé à Moscou. Et nous nous attendons à un pic de violence et de déshumanisation de la société encore plus important et monstrueux. Vladimir Poutine en est absolument responsable.

J’ai la conscience tranquille

Et, pendant que la Russie se noie dans le sang, le tribunal examine aujourd’hui un appel contre ma condamnation.

Je suis tout à fait conscient que le seul moyen d’obtenir une réduction de la peine est de me repentir, d’implorer le pardon, de nommer et de dénoncer noir sur blanc certains de mes camarades. Cela n’arrivera pas. Je ne m’humilierai pas et ne ramperai pas devant vous, messieurs les juges. J’ai la conscience tranquille, j’accepte donc mon sort.

Ce qui me donne de la force, c’est un sentiment de supériorité morale sur les voleurs et les assassins qui ont pris le pouvoir. Ils savent que je n’ai pas peur d’eux. Je ne les ai pas fuis, je n’ai pas demandé grâce et je n’ai jamais baissé les yeux devant eux.

 

Ce qui me donne de la force, c’est le sens de la responsabilité envers mon pays. Le balancier de l’histoire est inexorable, et je me rends compte que, si je finis libre, je serai l’un de ceux qui devront nettoyer ce gâchis sanglant. Je serai un de ceux qui construiront une nouvelle Russie, libre et heureuse, sur les ruines du poutinisme. Et, croyez-moi, je suis prêt à servir mon pays et mon peuple.

Traduit du russe par Nikita Mouravieff.

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