Commentary on Political Economy

Wednesday 5 April 2023

Les limites du retour en grâce polonais


Par Sylvie Kauffmann

Le premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, a forcément lu Le Grand Echiquier, œuvre maîtresse de Zbigniew Brzezinski, brillant théoricien et praticien américain des affaires géostratégiques, né en Pologne. Il a forcément adhéré au passage le plus cité depuis un an de ce livre écrit en 1997, dans lequel « Zbig » explique que, sans l’Ukraine, la Russie ne pourra jamais redevenir un empire eurasiatique – raison pour laquelle il faut intégrer l’Ukraine dans l’Union européenne (UE) et dans l’OTAN.

Le Grand Echiquier (Bayard) évoque aussi le triangle de Weimar, qui regroupe la France, l’Allemagne et la Pologne. Avec l’Ukraine, cela pourrait faire quatre, envisage Brzezinski, quatre piliers d’un bloc européen de puissance démocratique. Là, il n’est pas sûr que M. Morawiecki soit aussi enthousiaste, si l’on en juge par le discours qu’il a prononcé, le 20 mars, à l’université de Heidelberg, en Allemagne.

La Pologne a le vent en poupe. Mort en 2017, Brzezinski serait sans doute heureux d’assister à la montée en puissance de son pays natal, même si elle se produit à la faveur d’un événement tragique, la guerre russe en Ukraine. Juste retour des choses : dépecée et martyrisée dans l’histoire, la Pologne s’est débarrassée du joug soviétique à la fin du XXe siècle et a intégré l’UE au XXIe siècle, avec une énergie qui a forcé l’admiration de ses partenaires.

Puis est venu le temps du doute, avec la politique nationaliste du parti Droit et justice (PiS), au pouvoir depuis 2015, en conflit ouvert avec la Commission européenne sur les questions d’Etat de droit. Mais le soutien immédiat et sans faille de la Pologne à l’Ukraine dès les premiers jours de l’agression russe, son accueil exemplaire de millions de réfugiés, sa position de plaque tournante pour l’aide militaire occidentale fournie à Kiev l’ont remise en selle.

Les faits ont justifié son hostilité à Poutine, que Berlin et Paris trouvaient obsessionnelle. Elle se constitue une armée impressionnante. A Bruxelles, en 2023, relève un haut fonctionnaire ouest-européen, « les Etats baltes et la Pologne s’affirment, ils sont plus confiants, ils poussent leur narratif ». Ce sont eux qui bousculent les autres Etats membres pour les amener à franchir un palier supplémentaire dans la livraison d’armes à l’Ukraine.

Plaque tournante

Il faut donc tendre l’oreille lorsque le premier ministre polonais livre sa « vision de l’avenir de l’Europe » dans un discours que ses services placent dans la lignée de ceux du président français, Emmanuel Macron, à la Sorbonne en 2017, et du chancelier allemand, Olaf Scholz, à l’université Charles de Prague, en 2022. Le message est limpide, il émane de « la Pologne qui s’affirme ». Comme MM. Macron et Scholz, M. Morawiecki a choisi un cadre universitaire ancien et prestigieux. Sa vision de « l’Europe à un tournant historique », cependant, est à l’opposé de celle de ses partenaires français et allemand. Clairement, au quatuor France-Allemagne-Pologne-Ukraine imaginé par « Zbig », Morawiecki préfère le tandem Pologne-Ukraine. C’est d’abord une ode à l’Etat-nation : tout autre système est « illusoire ou utopique ».

C’est ensuite une critique en règle du fonctionnement de l’UE : « C’est la taille de l’Union européenne qui fait sa force, pas son système décisionnel de plus en plus incompréhensible. » C’est aussi une dénonciation de « la tentative de l’Europe de créer un homme nouveau, déraciné de son identité nationale ».

C’est, enfin, une profession de foi dans l’élargissement, mais sans ces réformes qui ne sont que « des propositions camouflées de fédéralisation ». Hors de question, donc, de passer de la règle de l’unanimité au vote à la majorité qualifiée, comme le prône Berlin. Mieux vaut réduire le nombre de domaines de compétences communes : ainsi, « même à 35, l’UE sera plus facile à naviguer ».

Poids de l’histoire

Une semaine plus tard, le premier ministre polonais était à Bucarest, suggérant une coopération triangulaire Pologne-Roumanie-Ukraine, qui fait revivre le souvenir d’un vieux rêve polonais, celui de l’organisation de l’espace de la Baltique à la mer Noire. Avec, encore, ce ressentiment à l’égard de Bruxelles, rapporté par l’agence Euractiv : l’UE ne peut pas « être la voix à écouter pour trouver les meilleures solutions qui doivent ensuite être transportées par valise jusqu’à Bucarest ou Varsovie », a dit Mateusz Morawiecki. D’autant plus que, pendant la transition des pays postcommunistes, « l’Occident se servait de nous pour ses propres objectifs ».

Le discours anti-intégration d’Heidelberg n’a guère rencontré d’écho en Europe centrale : c’est en soi intéressant. Mais on aurait tort de l’ignorer. Les pièces bougent sur l’échiquier européen. La guerre en Ukraine a provoqué un réalignement dans la région : le groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie) s’est effondré sous l’effet des divergences sur la Russie, alors qu’émerge un groupe Pologne-Roumanie-Estonie-Lituanie-Lettonie-Finlande. Le politiste polonais Jaroslaw Kuisz, auteur de The New Politics of Poland (Manchester University Press, 2023), voit là « une alliance ad hoc de pays victimes du pacte Hitler-Staline », ou Molotov-Ribbentrop, de 1939, prendre la place de l’« alliance postcommuniste » de Visegrad.

Tous ces pays n’ont pas la même vision souverainiste que le gouvernement polonais, tant s’en faut. Mais le poids de l’histoire y est plus fort qu’à l’ouest, les traumatismes y sont plus frais et le retour du tragique ressenti plus durement. Depuis un an, c’est à nouveau dans cette région, les « terres de sang » de l’historien Timothy Snyder, que se déploie l’histoire : voilà le vrai sens du déplacement du centre de gravité de l’Europe dont on parle tant. Le curseur n’est pas encore stabilisé, ni à l’intérieur de l’UE, ni à l’extérieur. Pour Berlin, Paris, Varsovie ou Kiev, l’échiquier reste ouvert.

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